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GENÈSE DE L’IDÉE DE TEMPS

longue heure passée dans la monotonie de l’attente ; cette heure ne semble plus former dans le passé qu’un point sombre, bientôt effacé lui-même : c’est là un simple exemple de ce qui se passe sans cesse dans la vie. Tout ce qui était gris, terne, décoloré (c’est-à-dire en somme la majeure partie de l’existence) se dissipe, tel qu’un brouillard qui nous cachait les côtés lumineux des choses, et nous voyons surgir seuls les rares instants qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Ces plaisirs, avec les douleurs qui les compensent, semblent remplir tout le passé, tandis qu’en réalité la trame de notre vie a été bien plutôt indifférente et neutre, ni très agréable, ni très douloureuse, sans grande valeur esthétique.

Nous sommes en février, et les champs à perte de vue sont couverts de neige. Je suis sorti ce soir dans le parc, au soleil couchant ; je marchais dans la neige douce : au-dessus de moi, à droite, à gauche, tous les buissons, toutes les branches des arbres étincelaient de neige, et cette blancheur virginale qui recouvrait tout, prenait une teinte rose aux derniers rayons du soleil : c’étaient des scintillements sans fin, une lumière d’une pureté incomparable ; les aubépines semblaient en pleines fleurs, et les pommiers fleurissaient, et les amandiers fleurissaient, et jusqu’aux pêchers qui semblaient roses, et jusqu’aux brins d’herbe : un printemps un peu plus pâle, et sans verdure, resplendissait sur tout. Seulement, comme tout cela était refroidi ! Une brise glacée s’exhalait de cet immense champ de fleurs, et ces corolles blanches gelaient le bout des doigts qui les approchaient. En voyant ces fleurs si fraîches et si mortes, je pensais à ces douces souvenances qui