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GENÈSE DE L’IDÉE DE TEMPS

L’autre jour j’ai revu la petite maison
Que jadis j’habitai là-haut sur la colline,
Avec la grande mer au loin pour horizon.
J’y suis monté gaiment : toujours on s’imagine
Qu’on aura du plaisir à troubler le passé,
À le faire sortir, étonné, de la brume.
Puis, pensais-je, mon cœur ici n’a rien laissé :
J’ai vécu, voilà tout, j’ai souffert, j’ai pensé,
Tandis que, devant moi, l’éternelle amertume
De la mer frémissante ondoyait sous les cieux.
Je ne portais, caché dans mon sein, d’autre drame
Que celui de la vie : en saluant ces lieux,
Pourquoi donc se fondit soudain toute mon âme ?…


C’était moi-même, hélas, moi que j’avais perdu.
Oh ! comme j’étais loin ! et quelle ombre montante
Déjà m’enveloppait à demi descendu
Sous le lourd horizon de la vie accablante ?


Des profondeurs en moi s’ouvraient à mon regard,
Vivre ! est-il donc au fond rien de plus implacable ?
S’écouler sans savoir vers quel but, au hasard,
Se sentir maîtrisé par l’heure insaisissable !


Nous allons devant nous comme des exilés,
Ne pouvant pas fouler deux fois la même place,
Goûter la même joie, et sans cesse appelés
Par l’horizon nouveau que nous ouvre l’espace.