Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
123
THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

les autres ; elle exige seulement, comme elles, un déploiement de courage. Une fois cette douleur subie, une nouvelle période s’ouvrira pour nous : l’insensibilité complète, l’anéantissement qui, selon Epicure, n’est plus à craindre ni pour l’homme courageux ni pour le pusillanime ni pour tout être sentant quel qu’il soit. Au point de vue de la sensibilité, la mort n’est pas un mal, puisqu’elle est l’extinction de la sensibilité même ; au point de vue de l’intelligence, elle n’est pas non plus un mal, puisqu’elle est dans la logique de la nature. L’existence, selon Epicure, est un tout qu’il faut accepter tel qu’il est, dans sa perfection relative ; c’est une œuvre d’art, une sorte de poème qu’on n’embellit pas en l’allongeant. « Le sage, dit Epicure, ne compose pas de poèmes, il les vit[1]. » Les diverses parties de la vie sont en harmonie l’une avec l’autre et se supposent mutuellement : la jeunesse tend vers l’âge mur, cet âge à son tour vers la vieillesse ; la vieillesse se penche vers la mort ; on ne peut pas redresser en quelque sorte la vie inclinant tout entière vers son terme : mieux vaut donc mourir avec grâce afin de mourir avec plaisir. Il faut que les êtres, suivant la pensée de Lucrèce, se passent la vie les uns aux autres, et que ce flambeau coure de main en main pour qu’il brille de tout son éclat ; il faut que le sang ne s’arrête pas, mais circule éternellement dans les veines de la grande Nature. L’épicurien, ne pouvant faire autrement, se résignera donc à la mort, dont il comprend la nécessité ; il s’y résignera comme on se résigne à tous les actes que vous impose la nature : sa mort aura la tranquillité de ce qui est inévitable.

Au point de vue de la doctrine du plaisir pure et simple, la théorie d’Epicure est donc assez conséquente. L’épicurien peut envisager paisiblement la mort, parce qu’il ne met pas la vie au service d’un idéal supérieur ; parce que la vie ne peut lui donner en somme qu’une quantité bornée de plaisirs, qu’on peut la vider comme une coupe, qu’on s’en fatigue tout en en jouissant, qu’on s’en dégoûte enfin quand on en a épuisé jusqu’au bout toutes les sensations. Pour ceux qui recherchent uniquement dans la vie le plaisir et l’intérêt, la mort ne saurait constituer un mal aussi grand que pour ceux qui

  1. Ποιήματα ἐνεργεῖν, οὐκ ἂν ποιῆσαι.