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ÉPICURE

poursuivent une œuvre désintéressée. Chez toutes les nations primitives, où l’homme pense peu et ne songe guère qu’à jouir, où le plaisir est le bien suprême, où boire et manger sont les choses les plus douces, on craint peu ou point la mort, on s’y offre gaiement, sans souci. La vie apparaît comme un jeu plus ou moins divertissant, sans rien de sérieux, de grave, rien qui s’impose à l’esprit et vous arrête, rien de respectable et de sacré.

De même l’enfance est l’âge où l’on attache dans la vie le plus d’importance au plaisir et à la peine, où le désintéressement n’est pas à longue portée, où il est difficile de se dévouer longtemps, où il faut avant tout se nourrir, se mouvoir, vivre enfin : l’enfant est par nature assez épicurien. Eh bien, les enfants appréhendent comme d’autres et plus que d’autres le « mauvais quart- d’heure ; » mais pour ceux que cette souffrance momentanée n’effraie pas trop, la mort en elle-même n’offre rien de très redoutable. C’est peut-être ce qui explique la fréquence relative des suicides chez les enfants, quoique les motifs en soient nécessairement bien plus restreints que chez les hommes ; — fréquence dont se sont étonnés les statisticiens et les moralistes.

La vie, dans la plupart des cas, a une tout autre importance pour l’homme fait. À tort ou à raison, il cherche toujours dans la vie autre chose que le plaisir présent ou même à venir.

Il est peu d’épicuriens assez convaincus. Tout homme, si humble qu’il soit, se propose dans la vie un but ; et ce but est lui-même plus ou moins humble, mais il est suffisant pour susciter en lui une énergie courageuse qui le porte au-dessus des obstacles de l’existence. C’est cette même énergie virile, cette même volonté de vaincre, qui recule devant la mort, comme devant le seul obstacle invincible. Chaque vie humaine s’attache d’ordinaire à une œuvre, qu’elle cherche à accomplir, à parfaire, et c’est pour cette œuvre qu’elle redoute surtout la mort. Celui-là vit et travaille pour sa famille, celui-ci pour une idée. Les gens qui travaillent pour une idée sont plus fréquents qu’on ne pense ; on en trouve partout, dans toutes les classes ; ce qui est rare, c’est que l’idée soit juste. Néanmoins cette idée, quelle qu’elle soit, explique toute l’existence de celui qui l’a conçue. Ajoutons que notre vie même est une sorte d’œuvre supérieure, qu’on veut faire complète et belle.