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ÉPICURE

solitude les âmes les plus fortes et les mieux trempées. On croyait, en s’isolant, être plus près de Dieu ; l’extase remplaça l’amour. Certes le christianisme porta plus de tort au mariage que ne le fit jamais l’épicurisme. Les Pères de l’Eglise s’étonnent de se rencontrer sur ce point avec Epicure ; le grand saint Jérôme, dans son désert, le médite, le propose comme exemple aux Chrétiens, et en son style métaphorique s’écrie que « ses œuvres sont remplies d’herbes, de fruits et d’abstinences[1]. » Chrétiens et épicuriens avaient également peur de l’amour ; mais les causes de cette crainte étaient différentes : les uns redoutaient d’y risquer leur bonheur, les autres d’y oublier leur Dieu. Quant au résultat pratique, il est le même dans les deux doctrines.

Si le coeur du sage doit ainsi bannir l’amour, en sera-t-il de même de l’amitié ? Le sage se renfermera-t-il entièrement en lui-même, se suffira-t-il ? Ainsi que, abrité derrière sa sagesse, il peut dédaigner la haine et la colère de ses semblables, dédaignera-t-il leur bienveillance et leur amitié ? Nullement : l’amitié est une chose trop utile pour qu’on la néglige. L’amitié est comme « un champ qu’on ensemence » et dont on récoltera la moisson. « De tous les biens que la sagesse prépare en vue du bonheur de la vie, le plus grand de beaucoup, c’est l’acquisition de l’amitié[2]. » Trouver un ami, c’est trouver une protection à travers toutes les vicissitudes de la vie : on sait que les Epicuriens se secouraient les uns les autres dans les malheurs publics[3]. Un ami, c’est un soutien, c’est quelqu’un qui combat avec vous dans la lutte contre la fortune et sur qui vous pouvez toujours compter. L’amitié, augmentant ainsi l’assurance, augmente l’ataraxie et le bonheur.

Jusqu’ici l’intérêt et l’amitié semblent s’accorder assez bien. Cependant de nombreuses difficultés se présentent : dans l’amitié, en effet, on ne se borne pas à recevoir, il faut soi-même donner ; l’amitié vit de peines

  1. Ibid., I, 191 ; II, 8.
  2. Ὧν ἡ σοφία παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίου μακαριότητα πολὺ μέγιστόν ἐστί ἡ τῆς φιλίας κτῆσις. Diog. L., x, 148. — V. aussi Philodem., De vit., ix, col. 24.
  3. Diog. L., X, 10.