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THÉORIE D’ÉPICURE SUR L’AMITIÉ

et d’efforts, de sacrifices mutuels, de dévouement parfois : c’est un échange où, par une loi assez singulière, chacun s’efforce de rendre plus qu’il n’a reçu et en quelque sorte de perdre au lieu de gagner. Aussi, à ce point de vue encore très-extérieur où nous nous sommes placés, il semble que pour l’épicurien les avantages de l’amitié seront finalement compensés et au-delà par les pertes. Epicure se voit donc forcé de pénétrer plus profondément dans l’analyse de l’amitié, et d’y chercher, outre les profits extérieurs, une jouissance plus intime et plus profonde qui la justifie.

Cette jouissance que la doctrine de l'utilité personnelle est bien forcée comme toute autre de reconnaître et d’admettre, c’est le plaisir d’aimer. « De même que les haines, les jalousies et les marques de mépris sont contraires au plaisir, de même l’amitié non seulement garantit très fidèlement, mais encore produit le plaisir autant pour nos amis que pour nous[1]. » Ainsi, aux profits extérieurs de l’amitié, voici un nouvel avantage qui vient s’ajouter. Un ami est chose agréable, non seulement à cause des services qu’il nous rend, mais par cela seul qu’il nous aime : nous pouvons donc nous-mêmes l’aimer et le rechercher comme nous recherchons tout ce qui nous procure du plaisir. « L’amitié commence par le besoin ; mais elle se soutient par les jouissances de la vie en commun[2]. » Toutefois notons bien ceci, nous aimerons toujours notre ami pour notre plaisir, non pour le sien ; pour nous, non pour lui. De là, dans l’amitié épicurienne, un vice profond et persistant. L’ami n’est pas un autre nous-même, auquel nous nous attacherions d’une manière toute désintéressée : il est toujours l’humble serviteur de notre moi, c’est un instrument pour nous. Comment rétablir dans l’amitié l’égalité des personnes, et supprimer peu à peu ce rapport de moyen à fin qui s’établit entre mon ami et moi ; par quel subterfuge éliminer ce moi lui-même, qui, après avoir été l’origine de l’amitié, doit disparaître sous peine de l’anéantir ? Tel est le curieux problème qui se pose devant les Epicuriens, problème qu’ils com-

  1. Cic., De finibus, I, xx, 67 : « Atque ut odia, invidiæ, despicationes adversantur voluptatibus, sic amicitiæ non modo fautrices fidelissimæ, sed etiam effectrices sunt voluptatum tam amicis quam sibi. »
  2. Diog., ib., p. 20.