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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

les autres modes ; aussi, pour comprendre, il ne peut se contenter de se connaître lui-même : il faut qu’il connaisse les autres êtres, et principalement ceux qui lui ressemblent ; enfin, pour être heureux, il ne peut davantage se suffire : il faut qu’il reçoive l’aide de ses semblables et des autres êtres : son existence, sa pensée, son désir sont également liés à l’existence, à la pensée, au désir de l’humanité et du monde tout entier. De là un mouvement qui, de l’égoïsme même, va faire sortir la société. D’abord les passions sociales et l’amour d’autrui ne sont que les transformations de l’amour de soi. Cette physique des mœurs que construiront les épicuriens français, cette psychologie des mœurs sous la loi de l’association que construiront les utilitaires anglais, Spinoza les construit d’avance, et fait mieux encore : il fait la géométrie des mœurs. « J’analyserai les actions et les appétits des hommes, comme s’il était question de lignes, de plans et de solides[1]. » Spinoza procède a priori, par déduction, et il oppose avec dédain sa méthode à cette « historiole de l’âme, » hæc historiola animæ, où se complaît l’école de Bacon. L’effort pour persévérer dans l’être, quand il prend conscience de soi, c’est le désir ; du désir naissent la joie et la tristesse ; voilà le principe de toutes les passions. « L’amour n’est autre chose que la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ; la haine est la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure[2]. » Le mécanisme des idées ou « images des choses[3], » qui fait que telle représentation est liée à telle autre, explique le mécanisme des passions. Spinoza ne se borne pas, comme les utilitaires anglais, à poser empiriquement la loi de l’association des idées ; il déduit cette loi et en tire les conséquences. C’est cette loi qui explique par exemple ce sentiment prétendu irréductible, qui jouera un si grand rôle dans l’école anglaise : la sympathie. « Quelques auteurs, je le sais, ceux-là même qui ont introduit les premiers ces noms de sympathie et d’antipathie, ont voulu représenter par là de certaines qualités occultes des choses ; quant à moi, je crois qu’il est permis d’entendre par ces mots des qualités connues et qui

  1. III, Préambule.
  2. XIII, Schol.
  3. Prop. xix, xx, et suiv.