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SPINOZA

sont même très-manifestes. » La sympathie est réduite à un théorème : — « Par cela seul que nous apercevons, que nous nous représentons un objet qui nous est semblable (par exemple un autre homme) comme affecté d’une certaine passion, bien que cet objet ne nous en ait jamais fait éprouver aucune autre, nous ressentons une passion semblable à la sienne[1]. » De là dérivent tout ensemble, par une conséquence originale, et la pitié et l’émulation. « Cette communication d’affection, relativement à la tristesse, se nomme commisération ; mais, relativement au désir, c’est l’émulation, laquelle n’est donc que le désir d’une chose produit en nous parce que nous nous représentons nos semblables animés du même désir. Si la chose désirée ne peut appartenir aux deux à la fois, voilà l’émulation changée en envie. » C’est ce qui prouve qu’un même mécanisme, suivant la résultante finale, fait la vertu ou le vice.

Parmi ces théorèmes il en est un d’une importance capitale, celui qui traite de l’amour d’autrui. « C’est une propriété de l’amour de vouloir s’unir à l’objet aimé ; mais je n’entends pas par ce vouloir un consentement de l’âme, une détermination délibérée, une libre décision enfin ; car tout cela est fantastique[2]. » Voilà la question fondamentale, non seulement dans la psychologie, mais dans la morale même. Si nous ne sommes pas moralement libres, il n’y a plus en nous que des désirs et des intérêts ; l’amour exclusif des autres, l’entier désintéressement n’est donc qu’une apparence ; l’amour de soi est la réalité, et les Epicuriens ont gain de cause. Spinoza, tout en rejetant la liberté, reconnaît qu’elle fait pour nous le prix de l’amour, et il écrit ce théorème sur lequel M. Fouillée a attiré l’attention dans son Histoire de la philosophie : « Une même cause doit nous faire éprouver pour un être que nous croyons libre plus d’amour ou plus de haine que pour un être nécessité… Si nous nous imaginons l’être qui est la cause de l’impression reçue comme nécessité, alors nous croirons qu’il n’en est pas tout seul la cause, mais avec lui beaucoup d’autres êtres, et conséquemment nous éprouvons pour lui moins de haine

  1. Ibid., III, Prop. xv.
  2. III, Défin., vi.