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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

meilleur sens, à entrer dans sa pensée, à le traiter enfin avec plus de bienveillance qu’il n’avait coutume de traiter ses adversaires, ces « égoïstes », comme il les appelle. Helvétius ne serait-il pas, par rapport au développement de l’épicurisme, le représentant d’une idée importante et nouvelle ?

Déjà Hobbes avait regardé le législateur comme fixant à son gré le bien et le mal, et assignant à chaque action, sans réserve et sans résistance, le caractère juste ou injuste qu’il juge à propos de lui donner. Mais, pensant que le législateur était un être supérieur aux légiférés, qu’on ne pouvait lui demander de comptes ni lui donner de conseils, il avait laissé l’arbitraire maître absolu de la loi, attribuant presque à toute loi une égale valeur et une égale utilité, pourvu qu’elle fût l’œuvre d’une volonté également despotique et irresponsable. Helvétius, au contraire, enfreint l’ordre que Hobbes donnait à tout sujet fidèle de ne rien désirer de mieux que les lois de son État ; il croit au perfectionnement possible de ces lois ; il reste l’enfant de son siècle, il aspire, lui aussi, à un progrès des institutions sociales, et la règle de ce progrès n’est pas pour lui le bon plaisir du souverain, mais l’intérêt général des sujets. Introduisant ainsi dans la morale et la législation l’idée de progrès, trop négligée par Spinoza lui-même, il place au terme de ce progrès un idéal social que le législateur et le moraliste doivent travailler à réaliser. La législation n’est plus seulement un caprice, c’est une « science », et cette science s’identifie avec la morale ; elle lui donne la force sociale et en reçoit la légitimité, qui n’est autre chose que la reconnaissance de son utilité. Le législateur, dit Hobbes, est


    taire, et il ajoutait: « Œuvre sans méthode, beaucoup de choses communes ou superficielles, et le neuf faux ou problématique... ; mais, des morceaux excellents. »

    C’est en effet une œuvre singulièrement composée que ce livre De l’esprit : la partie la plus importante, celle qui a fait, du moins chez les lecteurs sérieux, tout le succès du livre, est la partie morale, où se trouve exposée la doctrine utilitaire ; — et cette partie, précisément, est un hors-d’œuvre dans un ouvrage de psychologie; de telle sorte que la principale valeur du livre De l’esprit vient en somme d’une faute de composition. Sans une digression superflue, cet ouvrage aurait à peine le nécessaire ; ce ne serait guère qu’un tissu de banalités paradoxales, où la philosophie devient parfois un simple prétexte aux contes, aux anecdotes, aux « balayures des salons. »