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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

précéda de dix ans le livre De l’esprit. « La vérité et la vertu », dit La Mettrie, sont des « êtres qui ne valent qu’autant qu’ils servent à celui qui les possède... Mais faute de telle ou telle vertu, de telle ou telle vérité, les sociétés et les sciences en souffriront ? Soit, mais si je ne les prive pas de ces avantages, moi j’en souffrirai. Or, est-ce pour autrui ou pour moi que la raison m’ordonne d’être heureux[1] ? » C’est le commentaire de la parole de Fontenelle : « Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais de l’ouvrir. » La Mettrie est sur ce point plus net et plus franc qu’Helvétius. D’ailleurs, il ne nie pas plus que ce dernier les instincts élevés qui portent l’homme vers une conduite en apparence désintéressée ; mais, suivant lui, les hommes sont diversement faits, et ils doivent se conformer à leur nature. « Si la nature t’a fait pourceau, vautre-toi dans la fange, comme les pourceaux ; car tu es incapable de jouir d’un bonheur plus relevé. »

La moralité comme l’intelligence dépendent de l’état du cerveau et du reste de l’organisme. « Un rien, une petite fibre, une chose quelconque, qui ne peut être découverte par l’anatomie la plus subtile, aurait fait deux idiots d’Erasme et de Fontenelle. » De même, qu’eût-il fallu pour changer en pusillanimité le courage de Caïus Julius, de Sénèque ou de Pétrone ? Une obstruction de la rate, du foie ou de la veine porte. Toute conduite d’accord avec la nature propre d’un individu est rationnelle ; or ce qui est rationnel est juste et bon. En s’appuyant sur ce principe, La Mettrie entreprend la critique du remords. Le remords est une absurdité, puisqu’il succède à l’action au lieu de la précéder et de l’empêcher ; de deux choses l’une : ou l’action à des conséquences fâcheuses, alors le remords est inutile et ne fait qu’ajouter une nouvelle peine à d’autres ; ou l’action à d’heureuses conséquences, alors le remords n’a plus de raison et doit être banni. Au reste remords, obligation morale, croyance à une prétendue loi morale, autant de phénomènes qui rentrent dans le domaine scientifique et qui ne sont pas exclusivement restreints à l’humanité. La voix « céleste » de la conscience n’est qu’une voix d’origine toute terrestre et brutale, qui sait parfois se faire entendre chez l’animal. La Mettrie devance ici avec

  1. Disc. s. le bonheur, p. 218.