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ÉPICURE

leurs adversaires, pour se reproduire et traverser les siècles. Il avait parlé avant M. Spencer du développement des mondes semblable à celui des individus, et aboutissant comme celui-ci à la vieillesse et à la mort. Enfin c’est chez Lucrèce qu’on trouve pour la première fois exprimée clairement et développée scientifiquement l’idée d’un progrès par lequel l’humanité s’avance pas à pas vers le mieux, pedetentim progreditur.

Une seconde conséquence de la théorie épicurienne, c’est que l’homme, forme comme le monde par le rapprochement spontané des principes de vie, tient du monde tout ce qu’il possède, est fait à son image et n’a rien en lui-même de supra-naturel. Que sommes-nous, sinon une réunion d’atomes, mais d’atomes plus subtils, plus capables encore de « décliner », et plus conscients de l’élan intime par lequel ils se meuvent ? Notre liberté elle-même, loin d’être supérieure à la nature, n’a son origine qu’en elle et n’est que l’achèvement de son essentielle spontanéité. On ne saurait expliquer autrement, selon Epicure, le pouvoir que nous prétendons tous posséder de choisir entre deux directions contraires, de nous porter librement là où notre volonté nous conduit, quò ducit quemque voluntas, de nous arracher en quelque sorte au poids des habitudes ou des tendances acquises. « Si toujours tout mouvement nouveau naît d’un précèdent dans un ordre nécessaire, si les germes des choses, en déclinant, ne produisent pas un principe de mouvement qui brise les liens de la nécessité et empêche la cause de suivre la cause à l’infini, d’où surgit chez les êtres vivants sur la terre, d’où surgit, dis-je, cette libre puissance arrachée au destin[1] ? Par elle nous marchons où nous conduit notre

  1. Lucr., II, 252 :

    Denique, si semper motus connectitur omnis
    Et vetere exoritur semper novus ordine certo,
    Nec declinando faciunt primordia motûs
    Principium quoddam, quod fati fœdera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur :
    Libera per terras unde hæc animantibus exstat.
    Unde est hæc, inquam, fatis avolsa potestas,
    Per quam progredimur quò ducit quemque voluntas ?
    Declinamus item motus, nec tempore certo,
    Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens.
    Nam, dubio procul, his rebus sua cuique voluntas
    Principium dat ; et hinc motus per membra rigantur.