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gloire du poète tragique, il avait quelque chose qui décelait le juge et l’arbitre, et qui excluait l’idée de camarade : cela déplaisait, et tout d’abord on le traita sans indulgence et presque comme un ennemi commun[1].

La Harpe, en effet, était né critique. Doué d’une grande aptitude à juger, il avait cette irritabilité dans les matières de goût dont parle Rivarol[2] ; mais aussi il avait cette ardeur d’amour-propre qui paraît inhérente au tempérament littéraire. Et puis il commença par bien des tâtonnements et des faux pas avant d’atteindre au plein exercice de sa vocation véritable. Destiné à être un critique et un professeur de littérature, il aspirait à être poète. Sur cette route il rencontra tout d’abord, malgré quelques succès,

  1. « Je ne connais pas ce jeune homme, dit Grimm en parlant de La Harpe, pas même de figure. Il a du talent ; on dit généralement qu’il a encore plus de fatuité, et il faut qu’il en soit quelque chose, car il a une foule d’ennemis, et son talent n’est ni assez décidé ni assez éminent pour lui en avoir attiré un si grand nombre. » (15 avril 1768.)
  2. « Le jugement, dit Rivarol, excellent juge en cette matière, se contente d’approuver et de condamner ; mais le goût jouit et souffre. Il est au jugement ce que l’honneur est à la probité ; ses lois sont délicates, mystérieuses et sucrées. L’honneur est tendre et se blesse de peu : tel est le goût, et, tandis que le jugement se mesure avec son objet ou le pèse dans la balance, il ne faut au goût qu’un coup-d’œil pour décider son suffrage ou sa répugnance, je dirais presque son amour ou sa haine, son enthousiasme ou son indignation, tant il est sensible, exquis et prompt. Aussi les gens de goût sont-ils les hauts justiciers de la littérature. L’esprit de critique est un esprit d’ordre ; il connaît des délits contre le goût et les porte au tribunal du ridicule : car le rire est souvent l’expression de sa colère, et ceux qui le blâment ne songent pas assez que l’homme de goût a reçu vingt blessures avant d’en faire une. On dit qu’un homme a l’esprit de critique lorsqu’il a reçu du ciel non seulement la faculté de distinguer les beautés et les défauts des productions qu’il juge, mais une âme qui se passionne pour les unes et s’irrite contre les autres, une âme que le beau ravit, que le sublime transporte, et qui, furieuse contre la médiocrité, la flétrit de ses dédains et l’accable de son ennui. »

    Cette définition si bien sentie, Rivarol a passé sa vie à la pratiquer, et presque toutes les inimitiés qu’il a soulevées viennent de là.