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Page:Heine - Intermezzo lyrique, traduit par Charles Beltjens,1888.djvu/11

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XXXVII


Endimanchés, les bourgeois s’ébaudissent.
Par les prés verts, par les bois chevelus ;
Plus pétulants que chevreaux qui bondissent,
Belle nature, ils te font leurs saluts.

Dans le printemps ils ne voient que merveilles :
Tout reverdit si romantiquement !
Le moineau chante, et leurs longues oreilles
De se pâmer d’un tendre affolement.

Moi, dans ma chambre, entourant de ténèbres,
Sous un drap noir, fenêtres et paliers,
Je vois monter en visiteurs funèbres,
Midi sonnant, mes spectres familiers.

Mon pauvre amour, sorti de dessous terre,
Vient me parler de ses cruels affronts ;
Les yeux mouillés d’un air plein de mystère,
Il me regarde, et tous deux nous pleurons.


XXXVIII


De ma jeunesse évanouie
Mainte image aux traits effacés
Soudain s’éveille, épanouie,
Et me ramène aux temps passés.

Le jour, dans la ville bruyante,
Triste et muet, j’allais flânant ;
Les voisins, la bouche béante,
Me prenaient pour un revenant.

Sur le pont aux arches funèbres
Mon pas sonnait, mystérieux ;
La lune à travers les ténèbres
Me saluait, l’air sérieux.

Devant le seuil de ta demeure
Qu’un obscur instinct m’enseignait,
Je m’arrêtais, j’oubliais l’heure,
Pendant que tout mon cœur saignait.

La nuit, c’était mieux ; — dans la rue,
Par le silence aux froids linceuls,
Quand la foule était disparue,
Mon ombre et moi, nous marchions seuls

Souvent ainsi, sous ta fenêtre,
Regardant ta lampe briller,
La nuit, tu m’as pu reconnaître,
Immobile comme un pilier.


XXXIX


Un jeune homme adore une belle
Dont le cœur d’un autre s’éprit ;
L’autre d’une autre demoiselle
S’éprend et devient son mari.

Alors la première, jalouse,
En son dépit, se jette au cou
Du premier venu, qu’elle épouse ;
Le jeune homme en pâtit beaucoup.

Ancienne histoire, toujours neuve,
On n’en est point scandalisé ; —
Mais quiconque en subit l’épreuve,
N’en revient que le cœur brisé.


XL


Quand j’entends cet air qu’autrefois
Chantait sa bouche purpurine,
Je tremble, et mon cœur aux abois
S’agite à briser ma poitrine.

Vers l’âpre cime des forêts
Je cours, poussé par ma détresse ;
Là, j’exhale en des pleurs secrets
L’immense chagrin qui m’oppresse.