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prouver que le bon droit est de son côté, Christine en appelle aux pères de famille : « Hahay ! entre vous qui belles filles avez, et bien les desirez introduire à vie honneste, baillez-leur, baillez et requérez Le Roman de la Rose pour aprendre à discerner le bien de mal ; que dis-je ! mais le mal du bien, et à quel utilité ne à quoy profite aux oyans ouir de laidures ? » — « Je dis que se on lisoit le livre de la Rose devant les roynes ou princeces, que il leur convendroit couvrir la face de honte rougie. » Sa sollicitude maternelle lui dicte ces vers, adressés à son fils :

Si tu veulx chastement vivre
De la Rose ne lis le livre,
Ne Ovide de l’Art d’aimer
Dont l’exemple fait à blasmer[1].

Quoique vive, la critique que Christine fait de ce roman n’est pas tellement absolue qu’elle ne reconnaisse ce qu’il y a de louable chez l’auteur. « Bien est vray que mon petit entendement y considère grant joliveté en aucunes pars, très-solennellement parler de ce qu’il voult dire ; et par moult beaux termes et vers gracieux bien leonimez, ne mieulx ne pourroit estre dit[2]. »

La plupart des trouvères se complaisent dans l’emploi des termes les plus obscènes ; et leurs lecteurs ou auditeurs n’en étaient point choqués. J. de Meun cherche à s’excuser d’avoir suivi l’exemple de ses devanciers :

Biaus amis, ge puis bien nommer,
Sans moi faire mal renomer,
Apertement par propre nom
Chose qui n’est se bonne non,
N’encor ne fais ge pas pechié
Se ge nomme sans mètre gloses,
Par plain texte les nobles choses
Que mes pères en paradis
Fist de ses propres mains jadis.

À cet argument, Christine répond : « Je dis et confesse que voirement crea Dieu choses pures et nettes… Ne en l’estât d’innocence ne eust esté laidure les nommer ; mais par la polucion de pechié devint homme immonde, dont encore nous est demouré pechié originel. » Elle paraît en quelque sorte honteuse d’avoir lu un ouvrage si licencieux : « Vray est que pour la matere qui en aucunes pars n’estoit à ma plaisance, m’en passoye oultre comme coq sur brese, si nel’ay planté veu[3]. » Les règles du vieux français, encore assez bien observées dans la prose de Brunetto Latini, laissent peu de traces dans Le Roman de la Rose. Les manuscrits de ces deux ouvrages sont très-nombreux ; on en trouve dans presque chacun des dialectes parlés au treizième siècle. Cette multitude de copies montre combien ces deux ouvrages étaient goûtés dès l’origine. De tous les monuments de notre ancienne littérature, Le Roman de la Rose est celui qui eut le plus de succès, ce qui tient peut-être, indépendamment du sujet, à ce que, l’un des derniers en date, il fut publié le premier, et surtout au talent des deux auteurs. Il n’a manqué à Guillaume de Lorris et à Jean de Meun pour égaler Ovide, leur modèle, qu’une langue aussi perfectionnée que la sienne. Ils euren autant d’invention, plus de naturel et de vérité et connurent aussi bien la théorie de l’amour que ce grand maître. Cet abus de l’esprit, qu’Ovide poussa quelquefois jusqu’à la puérilité, n’a jamais séduit les deux écrivains français ; s’ils sont moins poëtes, moins beaux-esprits que leur modèle, ils sont plus vrais dans la peinture des mœurs de leur temps. C’est dans la nature que G. de Lorris et J. de Meun ont étudié la femme. On conçoit qu’une telle peinture demandait autant de liberté que d’énergie ; cependant, il faut l’avouer, le tableau est trop chargé. Les nudités dont ce poème fourmille auraient pu être plus gazées, et les maximes de morale et de philosophie qui s’y trouvent sont peu capables de détruire l’effet que produisent toujours ces peintures voluptueuses. Quoi qu’il en soit, Dante dès l’origine prédit le durable succès de cet ouvrage, et l’amitié qui l’attachait à Jean de Meun[4] ne l’aveugle point dans cette prédiction, que nous voyons sanctionnée par la postérité. Cependant la publication de quelques unes de nos plus vieilles chansons de geste a fait perdre de nos jours beaucoup du prestige du Roman de la Rose. Malgré la difficulté d’entendre le français dans lequel elles sont écrites, on commence à goûter les chansons de Roland, de Raoul de Cambrai, de Garin le Loherain, d’Ogier l’Ardenois, de Berte aus grans pies, de Parise la duchesse, du châtelain de Coucy, etc. Toutes ces productions sont antérieures au poëme de Guillaume de Lorris et de J. de Meun. Profondément empreintes de l’esprit, français, dans leur naïveté, leur rudesse originale, elles sont étrangères à la science, à la malignité et aux raffiments de l’allégorie qui ont fait la fortune du Roman de la Rose.

La part que Jean de Meun eut à ce célèbre roman n’est pas son seul litre à la gloire littéraire ; son Teslament, ses traductions en prose du livre de la Consolation de Boèce, de la Chevalerie de Végèce et des épîtres d’Héloïse et d’Abailard, sont des monuments remarquable, toujours recherchés.

J. Molinet, chanoine de Valenciennes, traduisit en prose notre célèbre roman, et il y a inséré unefoule de traits qui ne sont point dans l’original. Son but était d’en faire un livre de piété. Il débute par ces vers, d’un comique vraiment naïf :

C’est Le Roman de la Rose
Moralisé cler et net
Translaté de rime en prose
Par vostre humble Molinet

    leus, compila une œuvre en brief, conduitte moult notablement par pure théologie. »

  1. Enseignemens moraux, XIX. Voir Essai sur les écrits politiques de Christine de Pisan, p. 110.
  2. Epistres sur le Roman de la Rose, déjà citées.
  3. Ibid.
  4. « Le bon maistre Jehan de Meung estoit contemporain, c’est-à-dire du mesme temps et faculté que Dante, qui précéda Pétrarque et Boccace. Et l’un estoit émulateur et nonobstant ami des estudes de l’autre » ( J. Le Maire de Belges, Temple de Vénus.)