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(413), il se prêta comme ses collègues à l’usurpation des Quatre cents, puis il proposa leur renversement. Cette versatilité, qui tenait plus aux circonstances qu’à son caractère, lui attira quelques questions embarrassantes de la part de Pisandre, un des chefs des Quatre cents. On peut lire dans Aristote (Rhet., III, 18) le court dialogue qu’ils échangèrent le jour où fut votée la déposition des Quatre cents (411 avant J.-C.). M. Grote pense qu’il ne s’agit point ici du poëte, mais d’un autre Sophocle, qui fut plus tard un des Trente tyrans (History of Greece, vol. VIII). M. Bergk n’est point de cet avis. « Le passage d’Aristote, dit-il, se rapporte indubitablement au poëte tragique. » (Comm. de vit. Soph., p. xix.)

Tels sont les faits, peu nombreux, qu’on a pu recueillir sur la vie publique de Sophocle. Sa vie privée n’a guère laissé plus de traces dans les écrivains anciens. De sa femme légitime, Nicostrata, il eut un fils, nommé Iophon, qui se distingua lui-même comme poëte tragique. Une femme étrangère, Théoris de Sicyone, avec laquelle, suivant les lois athéniennes, il ne pouvait contracter un mariage légitime, lui donna un autre fils, qui s’appela Ariston. Il semble qu’Ariston mourut jeune, laissant un fils nommé Sophocle comme son aïeul et objet des prédilections du vieillard. Cette préférence nuisit au repos du poëte. On rapporte en effet que Iophon demanda l’interdiction de son père pour cause d’insanité. Sophocle pour toute défense lut quelques vers de l’Œdipe à Colone, qu’il composait alors (v. 668 et suivants), et les juges, persuadés que l’auteur d’un pareil chef-d’œuvre ne pouvait être privé de sens, déboutèrent Iophon de sa demande. Il y aurait beaucoup à dire sur cette anecdote célèbre. D’abord ceux qui la rapportent ne s’accordent pas entre eux. Lucien (Macrob., 24) désigne Iophon comme l’auteur de l’action judiciaire ; Apulée (Apol.) parle d’un fils de Sophocle ; Plutarque (An seni sit resp. gerenda, c. 3) et Cicéron (De senect., 7) parlent des fils du poëte le citant en justice. On ne nous dit pas quels motifs ils alléguaient pour lui retirer la gestion de ses biens. Ce ne pouvait être des dépenses excessives puisque, si l’on s’en rapporte à Aristophane, Sophocle aurait plutôt passé pour avare ou du moins pour fort exact à se faire payer ses œuvres. Ajoutons que Iophon montra pour la mémoire de son père une piété qui s’accorde mal avec l’histoire du procès. Cependant il n’est point vraisemblable qu’une anecdote aussi accréditée n’ait pas quelque fondement. Un passage obscur et sans doute mutilé de sa biographie par un grammairien grec anonyme nous met sur la voie de la vérité, en rapprochant l’affection de Sophocle pour son petit-fils de l’action que lui intenta Iophon. Tendrement attaché à l’enfant qui portait son nom, Sophocle voulut le faire inscrire sur les registres de sa phratrie, afin que, reconnu citoyen d’Athènes, il eût les droits d’un fils légitime. Iophon s’opposa à cette légitimation devant le tribunal de la phratrie. Les juges lui donnèrent tort ; il ne tarda pas à se réconcilier avec son père et même avec le jeune Sophocle. On croit qu’il finit par adopter pour fils le jeune homme à qui il avait contesté le titre de citoyen. Sophocle survécut peu à la sentence de la phratrie : il mourut à l’âge de quatre-vingt-dix ans, vers la fin de l’automne de 406. On rapporte que Lysandre, qui assiégeait alors Athènes, accorda une trêve aux habitants pour qu’ils ensevelissent leur grand poëte. Ce récit est évidemment fictif : Sophocle était mort plus d’une année avant le siége d’Athènes par Lysandre.

Les anciens nous représentent Sophocle comme un homme aimable, facile dans ses mœurs, facile dans son caractère, jouissant de la vie sans excès et renonçant aux plaisirs qui ne convenaient plus à son âge (Platon, De republ., I, p. 329). C’est un Virgile enfin, moins la mélancolie et avec cette aisance, cette liberté, naturelles à Athènes et qui eussent paru déplacées sous Auguste. Aucun poëte ne fut plus aimé des Athéniens ; mais l’admiration de ses concitoyens ne le fit point tomber dans les défauts de l’orgueil. Vainqueur d’Eschyle, il resta son ami ; rival d’Euripide, il ne montra à son égard aucune jalousie. Ce fut en tout une nature admirablement tempérée. On trouve dans sa vie comme dans ses œuvres le bonheur et la mesure ; seulement on trouve de plus dans ses œuvres ce qu’on ne demande pas à sa vie, la grandeur.

Avant de caractériser le génie de Sophocle et d’indiquer les progrès qu’il fit faire à l’art dramatique, il est utile de rappeler ce que l’on sait de son théâtre et d’analyser le petit nombre de pièces qui nous restent de lui.

Du temps d’Aristophane de Byzance, il existait sous le nom de Sophocle cent trente pièces, dont dix-sept au jugement de ce critique ne lui appartenaient pas. Il en restait donc cent treize. Si on était assuré qu’il eût présenté régulièrement au concours des tétralogies, c’est-à-dire trois pièces tragiques et une pièce satirique, ce nombre se décomposerait ainsi : quatre-vingt-quatre tragédies, vingt-huit drames satiriques, une pièce incertaine ; mais du temps de Sophocle les tétralogies tombaient en désuétude. Après avoir présenté au concours quatre pièces sur le même sujet, puis quatre pièces sur des sujets différents, on en était venu à n’observer aucune règle à cet égard. Ainsi toute tentative pour classer par ordre de genres les titres et fragments qui subsistent de cent de ses pièces, outre sept pièces entières, doit rester imparfaite : M. Wagner a cru reconnaître dans ces fragments dix-huit drames satiriques, d’où la conclusion que Sophocle avait écrit dix-huit tétralogies ; ses quarante et une autres pièces auraient paru isolément ; ce n’est qu’une conjecture peu probable.