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Pendant plus de soixante ans Sophocle fit jouer des pièces, et sa dernière tragédie, l’Œdipe à Colone, fut représentée quatre ans après sa mort, de sorte que sa carrière théâtrale comprend soixante-sept ans (468-401). Des pièces qui nous restent de lui la plus ancienne paraît être Antigone, jouée en 440 ; les autres sont, par ordre chronologique : Électre, les Trachiniennes, Œdipe roi, Ajax, Philoctète, joué en 419, et Œdipe à Colone, en 401.

Antigone est une tragédie politique. Elle est fondée entièrement sur la lutte entre les droits de l’État et les droits et devoirs de la famille. Polynice, qui avait conduit des armées étrangères contre Thèbes, sa patrie, vient d’être tué sous les murs de cette ville. Son corps, demeuré au pouvoir des Thébains, est condamné à rester privé de sépulture, en punition de son crime contre sa patrie. C’est Créon, le nouveau roi de Thèbes, qui donne cet ordre rigoureux : en cela il est dans son droit ; mais au lieu d’apporter dans l’exercice d’un droit aussi terrible la modération qui conviendrait, il déploie une jactance tyrannique, le genre d’excès que les dieux haïssent le plus et qu’ils laissent le plus rarement impuni. Antigone, sœur de Polynice, emportée par son amour fraternel, dont elle donne cette raison, qui nous paraît aujourd’hui singulière, qu’une femme qui perd son mari peut en prendre un autre, que si elle perd ses enfants, elle peut en avoir d’autres, mais qu’elle n’a aucun moyen de remplacer un frère perdu (raisonnement qui se trouve littéralement dans Hérodote) ; indignée de plus de la tyrannie de Créon, elle refuse d’obéir, et accomplit sur le cadavre de Polynice les rites funéraires. Pour cette transgression Créon la condamne à être enfermée dans une caverne, où on la laissera mourir de faim. L’ordre atroce s’exécute malgré l’intervention d’Hémon, fils du tyran, venant prier pour celle qui devait être sa femme. Mais ici le châtiment suspendu sur la tête de Créon éclate à coups redoublés. Hémon se tue près d’Antigone morte ; Eurydice, femme de Créon, ne veut pas survivre à son fils, et celui qui a méconnu dans Antigone les droits de la famille reste lui-même privé des affections de la famille, sans fils, sans femme, livré à un désespoir inconsolable. La moralité de cette pièce, comme de presque toutes celles de Sophocle, c’est qu’il ne faut jamais s’enorgueillir de son bonheur, jamais abuser de sa puissance, et que tout excès de la part d’un homme attire sur lui la colère des dieux.

Électre appartient à cette sombre légende d’Oreste, qui avait déjà fourni à Eschyle sa célèbre trilogie de l’Orestie. En reprenant le sujet traité dans les Choéphores, c’est-à-dire le meurtre de Clytemnestre et d’Égisthe par Oreste, qui venge la mort de son père, Sophocle a montré le caractère particulier de son art, ce qui le distingue d’Eschyle. Dans le vieux poëte, ce qui domine c’est l’acte terrible, le parricide prescrit par l’oracle d’Apollon, mais réprouvé par la nature. Oreste, exécuteur fatal de l’ordre des dieux, y tient la première place ; Sophocle, au contraire, s’est attaché à peindre Électre, et il a fait ressortir avec un talent incomparable les passions, les sentiments, les motifs volontaires enfin qui poussent cette jeune fille à se faire la complice, l’instigatrice du meurtre de sa mère. Tout ce caractère d’Électre est admirablement développé. Le reste de la pièce, sans offrir la grandeur simple, l’intensité de terreur du drame d’Eschyle, est d’un effet pathétique et d’une riche poésie.

Les Trachiniennes nous montrent, comme la pièce précédente, la tendance de Sophocle à substituer des causes morales ou libres à des causes fatales comme motifs déterminants des catastrophes tragiques. Le sujet de cette pièce est la mort d’Hercule, qui périt pour avoir revêtu une tunique empoisonnée que lui avait envoyée sa femme, Déjanire, dans un accès de jalousie. C’est la passion de Déjanire, la souffrance causée par l’amour, qui domine dans cette tragédie ; elle a été rendue par le poëte avec une profondeur et une finesse qui attestent combien la poésie grecque avait fait de progrès dans l’étude des passions et des caractères depuis les rudes et sublimes ébauches d’Eschyle.

Œdipe roi est un exemple de l’instabilité des choses humaines, de cette terrible condition de la vie de l’homme qui veut que sous le bonheur le plus éclatant se cache l’infortune prochaine et irrémédiable. Œdipe au commencement de la tragédie paraît au comble de la félicité ; on ne voit qu’une ombre sur sa brillante fortune, c’est la peste qui ravage Thèbes ; mais le peuple, qu’il a déjà sauvé d’un fléau aussi terrible, attend de lui son salut. Cependant cette ombre s’étend peu à peu ; une énigme plus terrible que celle du sphinx se pose devant lui, et à mesure qu’elle se dévoile, il apprend qu’il est parricide et incestueux. En vain il veut fermer les yeux à l’évidence ; elle éclate de manière à ne lui laisser aucun doute : alors il s’arrache les yeux, pour ne plus voir cette lumière du jour dont il se juge indigne, et il s’exile loin de cette ville, qu’il souille de sa présence. — Les beautés de cette tragédie sont bien connues ; mais plus on l’étudie, plus on y découvre de nouveaux motifs d’admiration. La progression constante de la terreur, l’aveuglement moral d’Œdipe, s’obstinant dans son orgueil, lorsque tout s’écroule sous lui, et cette ironie sublime des puissances surnaturelles se jouant de la vanité de l’homme qui veut lutter contre sa destinée, en font un des spectacles les plus pathétiques qui aient été offerts aux hommes, en même temps que pour l’exécution littéraire l’Œdipe roi est la pièce la plus parfaite du théâtre ancien et le type même de la tragédie grecque.

L’idée mère de l’Ajax tient de près à celle de Œdipe ; cette idée, c’est que tout homme qui a