Page:Hoffmann - Contes fantastiques, trad. Christian, 1861.djvu/23

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tonia seule m’attirait chez lui, et me faisait tolérer son caractère trop quinteux. Chaque fois que j’amenais l’entretien sur la musique, il s’irritait comme un chat qu’on agace, et, bon gré, malgré, je devais abandonner la discussion et m’en aller l’oreille basse.

Certain soir, je le trouvai d’humeur gaie ; il avait démonte un vieux violon de Crémone, et découvert un secret important pour l’art. Profitant de sa vive satisfaction, je parvins cette fois il le faire causer musique ; nous critiquâmes le jeu prétentieux d’une foule de virtuose que la foule admirait. Krespel riait de mes saillies ; Antonia fixait sur moi ses grandis yeux. « N’est-ce pas, lui dis-je, que, pour le chant ni pour l’accompagnement, vous n’imitez pas nos prétendus vainqueurs de difficultés ? » Les joues pâles de la jeune fille se nuancèrent d’un doux incarnat ; et, comme si quelque chose d’électrique eût parcouru tout son être, elle s’élança près du clavecin… ouvrit les lèvres… elle allait chanter… lorsque Krespel, la tirant en arrière et me poussant par les épaules, me cria d’une voix stridente : « Petit ! petit ! petit ! » Puis, reprenant tout coup ses façons cérémonieuses du premier jour, il ajouta : « Je suis vraiment trop poli, cher monsieur l’étudiant, pour prier le diable qu’il vous étrangle ; mais il est assez tard, comme vous voyez, et il fait assez, sombre pour que vous puissiez vous rompre le cou sans que je prenne la peine de vous jeter au bas de l’escalier. Ainsi donc, veuillez retourner chez vous, et gardez un bon souvenir de votre vieil ami, si… comprenez-vous bien ?… si, hasard vous ne le voyiez plus chez lui. » À ces mots, il m’embrassa comme la première fois, et me conduisit dehors sans que je pusse adresser à Antonia un triste et dernier regard.

Le professeur M*** prit plaisir à me railler et il me répéter que j’étais à jamais rayé des tablettes du conseiller. Je partis de H***, l’âme navrée ; mais peu à peu l’absence, l’éloignement, adoucirent ce chagrin violent ; l’image d’Antonia, la pensée de ce chant céleste qu’il ne m’avait pas été permis d’entendre, s’effacèrent, se voilèrent insensiblement au fond de ma pensée et s’endormirent d’un mystérieux sommeil.

Deux ans plus tard, je voyageais dans le midi de l’Allemagne. La ville de H*** se retrouva sur ma route ; à mesure que j’en approchais, une sensation d’angoisse opprimait ma poitrine ; c’était le soir ; les clochers de l’église m’apparaissaient à l’horizon dans la brume d’azur qui précède la nuit close ; l’air me manqua tout à coup, il nie fallut quitter la voiture pour achever la route à pied. Peu à peu cette sensation prit un caractère plus étrange ; je crus entendre dans les airs les modulations d’un chant doux et fantastique : puis je discernai des voix qui psalmodiaient. « Qu’est-ce que cela ? qu’est-ce que cela ? m’écriai-je avec un accent effaré qui surprit un passant. — Eh ! ne voyez-vous pas, dit cet homme, le cimetière à votre gauche ? C’est un enterrement qui s’achève ! » En ce moment, la route en pente dominai le cimetière, et je vis, en effet, combler une fosse. Mon cœur se brisa ; il me semblait qu’on enfermait dans cette tombe toute une vie de bonheur et d’espérance. À quelques pas de la ville, je trouvai le professeur M*** appuyé sur le bras de sa nièce ;