Page:Hoffmann - Contes fantastiques, trad. Christian, 1861.djvu/24

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tous deux revenaient de cette lugubre cérémonie. Ils passèrent près de moi sans me voir. La jeune fille pleurait.

Je ne pus contenir mon impatience. Au lieu d’entrer en ville, j’envoyai mon valet avec le bagage à une hôtellerie que je connaissais, et je courus à perdre haleine vers la petite maison de Krespel. En ouvrant la grille du jardin, je vis sous une allée de tilleuls le conseiller conduit par deux personnes vêtues de deuil, au milieu desquelles il se déballait comme un homme désespéré. Il portait ce vieil habit gris qu’il avait taillé sur un patron si bizarre ; rien de changé dans sa personne, si ce n’est qu’un long crêpe pendait de son petit chapeau à trois cornes. Il avait bouclé sur son ventre un ceinturon noir, dans lequel se balançait un archet au lieu d’épée. Je frissonnai à cet aspect. « Il est fou ! » me disais-je. Les hommes qui l’accompagnaient s’arrêtèrent à la porte. Là, Krespel les embrassa en riant d’un rire étrange ; puis ils se retirèrent, et son regard alors tomba sur moi. « Soyez le bienvenu, monsieur l’étudiant ; vous me comprendrez, vous !… » Et, m’entraînant par la main, il me conduisit dans le cabinet où ses violons étaient rangés. Une large crêpe noir les couvrait ; mais le violon du maître inconnu n’était pas là ; une couronne de cyprès marquait sa place Je compris tout. « Antonia ! Antonia ! » m’écriai-je avec des cris de délire. Mais Krespel restait devant moi, l’œil fixe, les bras croisés.

« Lorsqu’elle expira, me dit-il d’une voix, dont il contenait en vain l’émotion, l’âme de ce violon rendit, en se brisant, un son douloureux, et la table d’harmonie se fendit en éclats. Ce vieil instrument, qu’elle aimait, ne pouvait lui survivre ; je l’ai enfermé près d’elle, dans sa bière. » En achevant ces mots, le conseiller changea tout à coup de physionomie ; il écorcha d’une voix rauque et fêlée une chanson bouffonne, en sautant sur un pied tout autour de la chambre ; le crêpe flottant de son chapeau accrochait tous les violons, il vint aussi frôler mon visage. Je ne pus retenir un cri perçant ; il s’arrêta court : « Petit, petit, pourquoi cries-tu ? As-tu vu l’ange de la mort ? Il précède toujours la cérémonie » Puis il vint au milieu de la chambre, et, devant deux mains au-dessus de sa tête l’archet qu’il traînait à son côté, il le brisa violemment et en jeta les tronçons loin de lui… « Ah ! s’écria-t-il, à présent je suis libre, libre ! Je ne ferai plus de violons ! non ! plus de violons ! jamais de violons ! »

Le malheureux Krespel hurlait ces mots sur une cadence infernale, puis il reprit sa course cloche-pied autour de la chambre. Glacé d’effroi, je voulus fuir ; il m’arrêta d’un bras nerveux « Restez, monsieur l’étudiant, ne prenez pas mes convulsions pour de la folie ; tout cela m’est infligé, parce que, il y a quelques jours, je me fis tailler une robe de chambre dans laquelle je voulais ressembler au Destin, ou à Dieu ! » L’infortuné me débita encore une foule d’extravagances, jusqu’au moment où, épuisé par son exaltation, il tomba presque mort. Sa vieille gouvernante accourut à mes cris ; — je le laissai dans ses bras.

Quand je revis le professeur M***, je lui soutins que le conseiller Krespel