Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/183

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du dernier siècle, toutes les chicorées dorées ; puis il s’est retiré et la porte s’est refermée derrière moi.

Au milieu du salon, près d’une table ronde, il y avait un jeune homme debout, vêtu d’un pantalon blanc, d’un gilet blanc et d’un habit noir avec une large plaque en diamants, en souliers et bas de soie blancs ; trente-quatre ans environ, laid, quoique l’air intelligent, la tournure d’un élégant d’à présent, c’est-à-dire quelque chose de gauche et d’un peu commun, l’œil vif, le nez gros, d’épaisses moustaches, le visage mal chiffonné. C’était le prince Maximilien de Bavière.

Le prince s’est avancé. Nous avons causé. Il m’a paru spirituel. Nous avons parlé d’architecture, de poésie, de l’Allemagne et de la France. Il m’a fait force compliments et m’a répété à plusieurs reprises : — En France, on vous appelle le poëte français ; nous autres, nous vous appelons le poëte européen. Aussi, ajoutait-il, comment se fait-il que vous vous passionniez pour la question du Rhin ?

Il m’a parlé de la Chambre des pairs, du roi, qu’il était allé voir trois fois à Eu, et de M. Guizot, chez lequel il dînait. Il avait visité Notre-Dame. Il m’a fort invité à aller à Munich. Je lui ai dit que je savais tout ce que le roi son père avait fait pour Munich, et quelle physionomie athénienne il avait su donner à cette vieille ville allemande. — Venez donc voir tout cela, m’a-t-il dit, me pressant presque jusqu’à me faire promettre.

Il m’a paru bien comprendre cette pensée qu’il doit y avoir, dans l’état actuel de la civilisation, amitié entre tous les peuples européens et fraternité entre la France et l’Allemagne. Il est revenu sur ce qu’a tenté son père en fait de monuments. — Oui, disait-il, c’est beau, c’est bien, mais c’est de l’architecture néo-grecque, on fait ailleurs de l’architecture néo-latine. Pensez-vous, monsieur Victor Hugo, qu’un roi pourrait susciter un art original et avoir l’architecture de son règne ? Il n’y a plus d’architectes. — Là où vous les cherchez, lui ai-je répondu. Prince, en ce siècle, il n’y a pas d’architectes parmi les architectes, il y en a parmi les poëtes. Cherchez-les là.

Il parle bien français.

Au bout d’une demi-heure, j’ai pris congé du prince. Il m’a fort exprimé le regret de partir le lendemain et de ne pouvoir me rendre ma visite. On m’a reconduit avec le même cérémonial. J’ai traversé la cour encombrée de voitures et je suis allé sous les arcades de la rue Castiglione prendre l’omnibus des Filles-du-Calvaire, qui m’a ramené chez moi.