Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/100

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bation, la seule que j’ambitionne et qui me satisfasse. C’est en vain. Tes regards deviennent mécontents, ton front soucieux, tes paroles brèves. Quelquefois même tu m’imposes silence. Alors il faut me taire comme un éventé qui recule devant ses propres discours ou, si je continue, me retirer découragé de t’avoir déplu en soutenant des idées que je croyais dignes de toi et qui cependant, selon toutes les apparences, se sont trouvées contraires aux tiennes. Et puis, quand je suis seul, mille réflexions viennent. Je tâche de me persuader que j’ai eu tort, car j’aime encore mieux être irrité contre moi que contre toi. Tout me devient pénible. Les louanges fausses et exagérées des indifférents qui glisseraient sur moi dans un autre moment, me semblent insupportables parce qu’elles contrastent avec le mécontentement du seul être aimé. Je me figure alors qu’il n’est aucun de ceux qui m’entourent qui ne m’aime plus que toi, car je ne connais personne, toi exceptée, pour qui je sois absurde. Je sais, chère amie, qu’il est beaucoup d’hommes qui peuvent te sembler supérieurs à moi et qui le sont en effet, mais je crois néanmoins ne pas être trop présomptueux en me plaçant parmi les hommes ordinaires, le dernier d’entre eux, si tu veux, mais enfin l’un d’entre eux. Alors, sans te demander de partialité pour moi, il me paraît que je pourrais prétendre à obtenir de toi pour mes opinions toutes bornées qu’elles sont la même bienveillance qu’eux tous. Je n’exige pas de toi plus d’indulgence que tu n’en accordes aux autres, mais n’ai-je pas un peu droit de me plaindre quand tu m’en accordes moins ? Il m’est douloureux de voir d’autres dont je ne me soucie nullement appeler générosité tout ce qui chez moi te semble extravagance et n’est ni l’un ni l’autre en effet. Je crois, mon amie, que tout ce que je te dis ici est simple et naturel, hé bien, rien ne me répond que tu n’y verras pas de l’orgueil. Et d’abord, j’aurais de l’orgueil, que ce serait ta faute. Ne m’as-tu pas permis de me croire aimé de toi ? Cependant, chère amie, un orgueil étroit et mesquin n’entrera jamais dans une âme qui a l’audace de t’aimer. Mes prétentions sont bien plus hautes que les prétentions de l’orgueil. Mes prétentions sont de te rendre heureuse, pleinement heureuse, d’associer mon esprit terrestre et ténébreux à ton esprit céleste et lumineux, mon âme à ton âme, mon sort à ton sort, mon immortalité à ton immortalité ; et prends tout cela pour de la poésie, si tu veux, car la poésie, c’est l’amour. Et qu’y a-t-il de réel au monde, si ce n’est la poésie ?

Ce langage te semble peut-être bizarre ; mais rappelle-toi, mon Adèle, que poésie et vertu sont synonymes dans ma tête, et il te semblera tout simple. Va, quand l’amour remplit tout un être, l’orgueil n’y trouve pas aisément place. Je ne t’ai pas toujours, il est vrai, montré une très profonde estime pour le commun des hommes. Ma conscience ne me dit point que