Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je suis plus qu’eux, mais que je ne suis pas comme eux, et cela lui suffit.

Ne conclus pas, mon Adèle adorée, de tout ce que je viens de t’écrire que j’attache une extrême importance à mes opinions. Remarque, au contraire, que ce n’est pas aux miennes, mais aux tiennes que je mets un très haut prix. Ce qui m’afflige, c’est de contrarier tes idées, qui sont certainement bien plus justes que les miennes. Quand nous serons unis, chère amie, je m’éclairerai toujours de tes avis, je n’agirai jamais sans t’avoir soumis mes actions, car tu as l’instinct de tout ce qui est noble et convenable. Je regrette seulement en ce moment que tous mes efforts pour penser d’une façon digne de toi ne te satisfassent pas. Tu n’éprouves jamais cela, toi, car autrement tu me plaindrais.

J’ignore encore si tu seras contente de ma lettre à Mme Delon[1], tu as désiré la voir et je t’en remets ci-jointe une copie que j’ai faite pour toi avant de l’envoyer. Tiens-la bien secrète, tu en sens l’importance. Tu la trouveras peut-être un peu laconique, mais il m’a semblé qu’une proposition simple devait être faite en termes simples. Au reste, si elle ne te satisfait pas, songe que je suis bien peu de chose livré à moi-même. Si ma femme vivait avec moi, elle me l’eût dictée et tout eût été parfait. Que ma lettre soit approuvée de toi, je ne désirerai plus rien sinon que mon offre soit acceptée.

Je relis ces deux pages. Elles se ressentent beaucoup du désordre de mes idées. Sais-tu, mon Adèle, que ton adieu glacial m’a si péniblement préoccupé ces deux jours-ci que je n’ai pu rien faire ? C’est ainsi qu’à la crainte de t’avoir déplu se joint le remords d’avoir perdu mon temps. Les jours sont pourtant bien précieux, quand ils doivent être tous consacrés à travailler pour toi.

Il me vient souvent une idée qu’il faut que je te communique, c’est que toutes les protestations de services des hommes puissants ne me seront pas aussi utiles qu’on pourrait le croire. Je ne compte que sur moi, car je ne suis sûr que de moi. J’aime bien mieux, chère amie, travailler quinze nuits de suite que solliciter une heure. Ne penses-tu pas de même ? J’en suis sûr, tu penses de même. Et que je serai fier quand je pourrai t’offrir une aisance que je ne devrai qu’à moi ! quand je pourrai dire : nul autre que moi n’a concouru au bonheur de mon Adèle ! Quand, oh ! quand toutes ces charmantes espérances seront-elles réalisées ! Je ne me plains pas si je n’ai pas encore joui des félicités de la vie, je garde toute ma faculté de sentir le

  1. Dans cette lettre, Victor offrait un asile chez lui à son ancien camarade Édouard Delon, condamné à mort pour sa participation à la conspiration de Saumur. Voir Correspondance, page 342.