Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/168

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Vendredi soir (15 mars).

Après les deux ravissantes soirées d’hier et d’avant-hier, je ne sortirai certainement pas ce soir ; je vais t’écrire. Aussi bien, mon Adèle, mon adorable et adorée Adèle, que n’ai-je pas à te dire ! Ô Dieu ! depuis deux jours je me demande à chaque instant si tant de bonheur n’est pas un rêve ; il me semble que ce que j’éprouve n’est plus de la terre, je ne comprends pas le ciel plus beau.

Tu ne sais pas, Adèle, à quoi je m’étais résigné. Hélas ! le sais-je moi-même ? Parce que j’étais faible, je me croyais calme, parce que je me préparais à toutes les démences du désespoir, je me croyais aguerri et résigné. Va, laisse-moi m’humilier à tes pieds, toi qui es si grande, si tendre et si forte, j’aurais pensé atteindre aux bornes du dévouement en te sacrifiant ma vie, toi, ma généreuse amie, tu étais prête à me sacrifier ton repos.

Adèle, à quelles folies, à quels délires ton Victor ne s’est-il pas livré durant ces huit éternels jours ? Tantôt j’acceptais l’offre de ton admirable amour[1], poussé aux dernières extrémités par une lettre de mon père, je réalisais quelque argent, puis je t’enlevais, toi ma fiancée, ma compagne, ma femme, à tout ce qui aurait voulu nous désunir, je traversais la France avec le nom de ton mari pour aller dans quelque terre étrangère en chercher les droits ; le jour nous voyagions dans la même voiture, la nuit nous repo-

  1. « Tu as sans doute cru que je parlais sans réflexion lorsque je te disais que je te suivrais partout. Mais c’est la résolution la plus méditée et la plus réfléchie… Et lorsque tu me dis que c’est peu généreux à toi de m’enlever à ma patrie, à mes parents, crois-tu donc encore qu’il serait plus généreux à toi de m’abandonner et de me laisser seule, puisque toi n’y étant pas, je suis aussi isolée que si j’étais dans un désert... Mais, cher ami, que ce ne soit qu’aux dernières extrémités que nous nous trouvions forcés de quitter ce que j’ai après toi de plus cher au monde… quand je pense qu’il est possible que je laisse de semblables parents dans la douleur, je voudrais qu’ils n’eussent jamais rien fait pour moi. Mais je pense aussi qu’ils auront d’autres sujets de consolation, qu’ils ont d’autres enfants, et que toi, mon ami, tu es seul au monde.
    ... Mon ami, ne vois dans cette action que tu dis être généreuse que de l’égoïsme de ma part. J’ai peur de ne pouvoir supporter un pareil événement et c’est pour moi que j’agis ; c’est parce que l’inquiétude m’enverrait dans la tombe... Ce n’est pas du dévouement... Mais ne crois pas pouvoir me laisser sans me retrouver folle ou morte. (Reçue le mercredi 13 mars 1822.)