Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/169

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sions sous le même toit. Mais ne crois pas, ma noble Adèle, que j’eusse abusé de tant de bonheur ; n’est-il pas vrai que tu ne me fais pas l’affront de le croire ? Tu aurais été plus respectable et plus respectée que jamais de ton Victor ; tu aurais pu coucher dans la même chambre que lui, sans avoir à craindre un attouchement, ni même un regard. Seulement, j’aurais dormi ou veillé sur une chaise ou à terre près de ton lit, comme le gardien de ton repos, le protecteur de ton sommeil. Le droit de te défendre et de te protéger eût été de tous les droits de ton mari le seul que ton esclave eût réclamé, jusqu’à ce qu’un prêtre lui eût donné tous les autres.

Adèle, en m’abandonnant à ce songe charmant au milieu de tant de malheurs, j’oubliais tout... Puis le réveil arrivait, et avec lui le remords d’avoir conçu un moment de pareils projets, je me rappelais tes parents, ta tranquillité, tes intérêts, je me reprochais d’avoir assez peu de dévouement pour en accepter tant, d’être assez peu généreux pour consentir à tant de générosité, moi qui ne m’étais jamais rêvé que faisant ton bonheur ou t’immolant le mien. Alors je me maudissais comme le démon de ta vie, je me souvenais de toutes les souffrances qui te sont venues de moi, et je prenais cette folle résolution pour laquelle tu versais hier soir ces larmes que je suis si coupable d’avoir fait couler, j’allais trouver quelque ami malheureux comme moi, qui eût perdu comme moi le dernier espoir et n’eût plus comme moi qu’à demander à la vie sa dernière douleur.

Adèle, oh ! ne me hais pas, ne me méprise pas pour avoir été si faible et si abattu quand tu étais si forte et si sublime. Songe à mon abandon, à mon isolement, à ce que j’attendais de mon père, songe que depuis huit jours j’avais la perspective de te perdre, et ne t’étonne pas de l’excès de mon désespoir. Toi, jeune fille, tu es admirable, et en vérité je crois que ce serait flatter un ange que de te le comparer. Tu as tout reçu de ta nature privilégiée, tu as de l’énergie et des larmes. Ô Adèle, ne prends pas ces paroles pour de l’enthousiasme aveugle ; cet enthousiasme a déjà duré toute ma vie et n’a fait que s’accroître de jour en jour. Toute mon âme est à toi, si toute mon existence n’avait pas été à toi, l’harmonie intime de mon être aurait été rompue, et je serais mort, oui mort nécessairement.

Telles étaient mes méditations, Adèle, quand la lettre qui contenait mon avenir est arrivée. Si tu m’aimes, tu sais quelle a été ma joie, je ne te peins pas ce que tu dois avoir senti.

Mon Adèle, pourquoi cela ne s’appelle-t-il que de la joie ? Est-ce qu’il n’y a pas de mots dans la langue humaine pour exprimer tant de bonheur ?

Ce passage subit d’une résignation morne à une félicité immense a ébranlé mon âme pour longtemps. J’en suis encore tout étourdi, et parfois