Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/215

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Vendredi matin (5 juillet).

M’écris-tu en ce moment ou du moins penses-tu à moi, mon Adèle ? Je suis bien triste et j’aurais bien besoin que tu fusses maintenant à côté de moi, avec ta douce voix et ton doux regard. C’en est donc fait d’ici à bien longtemps de notre bonheur de Gentilly ! Que vais-je devenir dans ce grand Paris ? Tous mes instants, partagés là-bas entre le bonheur de te voir et celui de travailler pour toi, vont m’échapper à présent sans bonheur et presque sans travail. Tu me diras, il est vrai, qu’ici je serai à portée de mieux suivre toutes nos affaires et qu’ainsi mon temps ne sera pas perdu, mais ce sont de bien insipides nécessités que celles qui m’éloignent de toi. Je ne sais si je devrais t’écrire en ce moment, Adèle. Je suis abattu, et je ne puis vaincre cet abattement. Je me répète pourtant tout ce que tu me disais hier au soir pour me consoler : nous nous verrons tous les jours ; mais je m’étais fait une si douce habitude d’être sans cesse, absent ou présent, près de toi, de m’endormir et de m’éveiller sous le même toit, de prendre mes repas à tes côtés, de sentir ton pied sur le mien, de te servir... Hélas ! mon Adèle, rien de tout cela désormais ! Je vais reprendre mon ancienne manière de vie, je vais redevenir errant et solitaire, et le feu pourra prendre à ta maison sans que je sois là le premier pour t’enlever dans mes bras. Tu vas traiter de pareilles idées de folie, et tu auras raison car mon amour va sans cesse demander à mon imagination de nouveaux motifs de soucis et d’alarmes. Tu dois le savoir comme moi, mon ange bien-aimé, les âmes douées à un haut degré de la faculté d’aimer se font à tout moment des misères que ne comprennent pas les autres âmes. Je suis dans un de ces instants d’accablement, je voudrais travailler et je n’ai rien dans la tête qu’une vague inquiétude et le regret de notre félicité de Gentilly si tôt passée. Dans deux mois il est vrai... Mais deux mois durent si longtemps ! Ô mon Adèle adorée, redonne-moi du courage pour ces deux longs mois, aime-moi un peu comme je t’aime, écris-moi souvent, mon Adèle, parle-moi, reparle-moi sans cesse de tout ce qui occupe ma pensée, et aime-moi, aime-moi, je ne serai jamais malheureux. Adieu, pardonne à cette illisible écriture et reçois mille baisers de ton pauvre mari, de ton Victor.