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précisément, de ce que ce sont des lettres d’amour, écrites par un enfant avec tout son cœur. Il se trouve dans cette disposition d’esprit à la fois ridicule et touchante, qui permet aux amoureux de voir toutes choses sous un jour spécial, de prêter à des détails insignifiants une importance énorme, de ne vivre enfin que pour une seule personne et de n’être compris que d’elle. Car Victor Hugo, qu’on s’est plu à nous représenter comme un froid égoïste, paraît au contraire avoir eu l’âme la plus tendre et la plus passionnée. Déjà, sa Correspondance, naguère, nous avait donné de son caractère l’idée à la fois la plus imprévue et la plus favorable ; ces Lettres à la Fiancée achèvent en quelque sorte de le réhabiliter.

... Et voilà comment la publication de ces lettres se trouve, en fin de compte, servir à sa gloire ; mais avec tout cela nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’on aurait mieux fait de ne les point publier.


Revue Bleue.

16 mars 1901.

Fernand Gregh.

... Hugo, à mesure qu’il se détache de son milieu historique, comme une statue colossale qui se dégagerait d’un bas-relief confus, apparaît l’un des plus grands poètes que la terre ait portés : l’égal de Gœthe, de Shakespeare, de Dante, d’Eschyle, d’Homère. Son frère dans le temps et dans la gloire, grand Lamartine lui-même, qui fut aussi fécond, ne fut pas aussi constamment génial... l’œuvre de Hugo est plus achevée, plus solide, à la fois plus architecturale et plus fouillée, parce que Hugo, simplement, a travaillé davantage.

Voici cette fois qu’on publie les lettres écrites à sa fiancée, entre dix-huit et vingt ans, par le tout jeune homme qui devait plus tard illustrer ce nom de Victor Hugo, et même ces orgueilleuses initiales V. H., et qui n’était alors que M. Victor Hugo, de l’Académie des Jeux Floraux.

(Après avoir cité le premier paragraphe du commentaire de Paul Meurice, le critique poursuit :)

On ne saurait plus joliment dire la moitié seulement de la vérité. Oh ! que l’impression qu’on reçoit de ces lettres est donc différente de celle que promettent au lecteur les lignes de la préface ! Pas une épithète n’est à biffer de ce passage. C’est bien cela — et c’est tout autre chose. C’est bien moins simple, bien moins ingénu, bien moins candide, — et peut-être plus intéressant. L’impression que produisent ces lettres est infiniment complexe et même trouble.

… Singulière correspondance ! C’est très jeune, et très mûr ; très tendre et très sec ; très passionné et très froid. On s’attend à trouver là un roman d’amour, et ces lettres n’ont rien de délicieux ni de romanesque, ni presque d’amoureux. Le jeune Hugo est très jaloux, certes ; il ne cesse de faire des scènes à sa fiancée ; mais cette jalousie, tout abstraite, est celle des premiers temps de l’amour, quand les cœurs ne se sont pas encore fondus l’un dans l’autre, et que les sens n’ont pas encore donné à la tendresse la profondeur mystérieuse de l’animalité.

... La forme de ces lettres n’a rien de ce qu’on pourrait attendre du futur poète d’Hernani ; nul lyrisme, nul romantisme. Peu de points d’exclamation, en proportion du sujet. C’est analytique et classique. Cela va, cela court sur le papier, sans soubresauts, sans heurts... Le style est le contraire, exactement, du futur style en prose de Victor Hugo. Il est très déductif, très correct, un peu trop élégant, sans images, sans couleurs ; il n’emprunte de vie qu’au seul mouvement ; rien n’y peut faire pressentir le prochain prosateur de la Préface de Cromwell, du Dernier jour d’un Condamné et de Notre-Dame de Paris. C’est le style d’un jeune classique qui admire déjà Chateaubriand, mais qui écrit encore comme M. de Fontanes. Quand on songe à la prose du Hugo de 1840, ou même de 1830, comme on voit que le génie, avec lequel on explique tout, a posteriori, après la mort des grands hommes, dans les histoires de la littérature, n’est qu’un mot, et combien le génie, cette chose en apparence irréductible et donnée, se transforme, se nourrit, s’acquiert. Le cas de Hugo en est un merveilleux exemple.

... Le génie, c’est le don, le don primordial et indispensable, le don qui fait le talent, mais nourri, développé, élargi ou creusé par une très vaste ou très profonde intelligence.

... Telles sont les réflexions que peut inspirer la lecture, toujours attachante et très suggestive, des Lettres à la Fiancée.