Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/625

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une charmante femme. Je suis déjà de son avis et du vôtre. — Venez donc si vous le pouvez. — Vous savez comme je suis à vous du fond de l’âme et du fond du cœur.

Todo vuestro.


À XXX[1].


[1845.]

Vous rappelez-vous, mon ami, la clameur qui s’éleva lorsque — c’était vers les dernières années de la Restauration — quelqu’un de votre connaissance s’avisa un beau jour, dans je ne sais plus quel journal et à propos de je ne sais plus quelles considérations sur l’art au moyen âge, de hasarder, en présence de tous les mentons rasés de France et d’Europe, une profession de foi nette, explicite et formelle, « sans ambiguïté et sans réticence, » en faveur de la barbe. — « Dieu, disait-il à peu près, si j’ai bonne mémoire. Dieu a voulu faire et a fait la tête de l’homme belle. Il a haussé le front pour y loger l’intelligence ; il a allumé le regard sous l’arcade sourcillière comme la lampe qui veille dans l’antre mystérieux et profond de la pensée ; il a mis dans la narine ouverte et mobile la fierté, le dédain et la passion ; dans la bouche fine et souriante la grâce ; dans les joues transparentes et calmes la dignité ; dans le menton avancé et fermement modelé la sévérité et la réflexion ; sur tout l’ensemble de la physionomie la sérénité puissante de l’âme qui se connaît et se comprend. Or, cette tête de l’homme, cette tête d’Adam que Dieu a faite belle, la société tend à la faire laide. La société, la civilisation, tout cet ensemble de faits compliqués et nécessaires qui résultent tout à la fois du labeur sain et normal de l’intelligence et des aberrations de la liberté morale, laissent leur trace sur la face humaine. Les calculs de l’intérêt y remplacent les spéculations de la pensée ; quand l’hôte est moins grand, la maison se rapetisse ; voici que le front se rétrécit et s’abaisse. Où l’intérêt a remplacé l’intelligence il n’y a plus de fierté ; la narine se resserre ; l’œil se ternit ; la prunelle y est encore, le regard n’y est plus ; il y a toujours la vitre, il n’y a plus la lampe. Le nez s’écrase, s’aplatit, devient camard ou proéminent et tend à s’éloigner de la bouche comme chez la brute ; affligeant indice de stupidité. Une foule d’incommodités et de maladies propres à la civilisation et inconnues à l’état de nature, car les animaux n’ont jamais mal aux mâchoires, attaquent la bouche, flétrissent les lèvres, noircissent les dents, vicient l’haleine.

  1. Le manuscrit ne porte pas de nom de destinataire.