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À Lamartine.


Hauteville-House, 24 juin [1862].
Mon illustre ami,

Si le radical, c’est l’idéal, oui, je suis radical. Oui, à tous les points de vue, je comprends, je veux et j’appelle le mieux ; le mieux, quoique dénoncé par le proverbe, n’est pas ennemi du bien, car cela reviendrait à dire : le mieux est l’ami du mal. Oui, une société qui admet la misère, oui, une religion qui admet l’enfer, oui, une humanité qui admet la guerre, me semblent une société, une religion et une humanité inférieures, et c’est vers la société d’en haut, vers l’humanité d’en haut et vers la religion d’en haut que je tends : société sans roi, humanité sans frontières, religion sans livre. Oui, je combats le prêtre qui vend le mensonge et le juge qui rend l’injustice. Universaliser la propriété (ce qui est le contraire de l’abolir) en supprimant le parasitisme, c’est-à-dire arriver à ce but : tout homme propriétaire et aucun homme maître, voilà pour moi la véritable économie sociale et politique. Le but est éloigné. Est-ce une raison pour n’y pas marcher ? J’abrège et je me résume. Oui, autant qu’il est permis à l’homme de vouloir, je veux détruire la fatalité humaine ; je condamne l’esclavage, je chasse la misère, j’enseigne l’ignorance, je traite la maladie, j’éclaire la nuit, je hais la haine.

Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j’ai fait Les Misérables. Dans ma pensée, Les Misérables ne sont autre chose qu’un livre ayant la fraternité pour base et le progrès pour cime.

Maintenant jugez-moi[1]. Les contestations littéraires entre lettrés sont

  1. Au moment de parler des Misérables dans son Cours familier de littérature, Lamartine, pris de scrupule, avait envoyé à Victor Hugo cette lettre :
    « Mon cher et illustre ami,
    D’abord merci de l’envoi des Misérables au plus malheureux des vivants.
    J’ai été ébloui et étourdi du talent devenu plus grand que nature. Cela m’a sollicité d’écrire sur vous et sur le livre.
    Puis je me suis senti retenu par l’opposition qui existe entre nos idées et nullement entre nos cœurs. J’ai craint de vous blesser en combattant trop vertement le socialisme égalitaire, création des systèmes contre la nature.
    Je me suis donc arrêté et je vous dis :
    Je n’écrirai mon ou mes entretiens littéraires que si Hugo me dit formellement : « Mon cœur sauf, j’abandonne mon système à Lamartine. »
    Adieu, répondez-moi et aimez-moi comme je vous ai toujours aimé.
    Lamartine.

    P.-S. — Pas de complaisance dans la réponse. Je n’écrirai pas avec autant de plaisir que j’écrirais.
    Ne pensez qu’à vous. »