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LE RHIN.

relles. La mythologie se greffa, dans ces vallées, sur la légende des saints, et y produisit des résultats étranges, bizarres fleurs de l’imagination humaine. Le Drachenfels eut, sous d’autres noms, sa tarasque et sa sainte Marthe ; la double fable d’Écho et d’Hylas s’installa dans le redoutable rocher de Lurley ; la pucelle-serpent rampa dans les souterrains d’Augst ; Hatto, le mauvais évêque, fut mangé dans sa tour par ses sujets changés en rats ; les sept sœurs moqueuses de Schœnberg furent métamorphosées en rochers, et le Rhin eut ses demoiselles comme la Meuse avait ses dames. Le démon Urian passa le Rhin à Dusseldorf, ayant sur son dos, ployée en deux comme un sac de meunier, la grosse dune qu’il avait prise au bord de la mer, à Leyde, pour engloutir Aix-la-Chapelle, et que, épuisé de fatigue et trompé par une vieille femme, il laissa tomber stupidement aux portes de la ville impériale, où cette dune est aujourd’hui le Loosberg. À cette époque, plongée pour nous dans une pénombre où des lueurs magiques étincellent çà et là, ce ne sont dans ces bois, dans ces rochers, dans ces vallons, qu’apparitions, visions, prodigieuses rencontres, chasses diaboliques, châteaux infernaux, bruits de harpes dans les taillis, chansons mélodieuses chantées par des chanteuses invisibles, affreux éclats de rire poussés par des passants mystérieux. Des héros humains, presque aussi fantastiques que les personnages surnaturels, Cunon de Sayn, Sibo de Lorch, la forte épée, Griso le païen, Attich, duc d’Alsace, Thassilo, duc de Bavière, Anthyse, duc des francs, Samo, roi des vendes, errent effarés dans ces futaies vertigineuses, cherchant et pleurant leurs belles, longues et sveltes princesses blanches couronnées de noms charmants, Gela, Garlinde, Liba, Williswinde, Schonetta. Tous ces aventuriers, à demi enfoncés dans l’impossible et tenant à peine par le talon à la vie réelle, vont et viennent dans les légendes, perdus vers le soir dans les forêts inextricables, cassant les ronces et les épines, comme le Chevalier de la mort d’Albert Durer, sous le pas de leur cheval, suivis de leur lévrier efflanqué, regardés entre deux branches par des larves, et accostant dans l’ombre tantôt quelque noir charbonnier assis près d’un feu, qui est Satan entassant dans un chaudron les âmes des trépassés ; tantôt des nymphes toutes nues qui leur offrent des cassettes pleines de pierreries ; tantôt de petits hommes vieux, lesquels leur rendent leur sœur, leur fille ou leur fiancée, qu’ils ont retrouvée sur une montagne, endormie dans un lit de mousse, au fond d’un beau pavillon tapissé de coraux, de coquilles et de cristaux ; tantôt quelque puissant nain qui, disent les vieux poëmes, tient parole de géant.

Parmi ces héros chimériques surgissent de temps en temps des figures de chair et d’os ; d’abord et surtout Charlemagne et Roland ; Charlemagne à tous les âges, enfant, jeune homme, vieillard ; Charlemagne, que la légende