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VEVEY. — CHILLON. — LAUSANNE.

J’ai vu dans cette poutre les trois trous par où passait la corde de l’estrapade.

Cette solive s’appuie sur un pilier de bois couronné d’un charmant chapiteau du quatorzième siècle, qui a été peint et doré. Le bas du pilier, auquel on attachait le patient, est déchiré par des brûlures noires et profondes. Les instruments de torture, en se promenant sur l’homme, rencontraient le bois de temps en temps. De là ces hideuses cicatrices. La chambre est éclairée par une belle fenêtre ogive qu’emplit un paysage éblouissant.

Une chose remarquable, c’est que le château de Chillon, quoique entouré d’eau, est préservé de toute humidité, à tel point qu’on en laisse les fenêtres ouvertes hiver comme été. Au printemps, les petits oiseaux viennent faire leur nid dans la bouche des obusiers.

Après une visite de trois heures j’ai quitté Chillon, et rentré à Vevey, je suis allé revoir Ludlow dans son église. C’est avec un grand sens, selon moi, que la providence a rapproché la tombe de Ludlow du cachot de Bonivard. Un fil mystérieux, qui traverse les événements de deux siècles, lie ces deux hommes. Bonivard et Ludlow avaient la même pensée, l’émancipation de l’esprit et du peuple. La réforme de Luther, à laquelle coopérait Bonivard, est devenue en cent trente ans la révolution de Cromwell, dans laquelle trempait Ludlow. Ce que Bonivard voulait pour Genève, Ludlow le voulait pour Londres. Seulement, Bonivard, c’est l’idée persécutée ; Ludlow c’est l’idée persécutrice ; ce que le duc de Savoie avait fait à Bonivard, Ludlow l’a rendu avec usure à Charles Ier. L’histoire de la pensée humaine est pleine de ces retours surprenants. Donc, et c’est ici que se clôt le magnifique syllogisme de la providence, près de la prison de Bonivard il fallait le sépulcre de Ludlow.