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POST-SCRIPTUM DE MA VIE.

Plus la pensée tombe de haut, plus elle est sujette à s’évaporer en rêverie.

Gavarnie, 31 août [1843.]

La pensée d’un homme de génie est une vrille sans fin. Le trou qu’elle fait va toujours s’approfondissant et s’élargissant.

[1836.]

On s’étonne de voir les hommes de génie au milieu d’une foule d’assaillants lutter seuls contre tous, et l’on s’émerveille de les voir vaincre. On se trompe, ils ne sont pas seuls. Dans cette sombre mêlée d’idées et de haines qui les entoure, ils ont deux déesses invisibles, deux guerrières célestes qui combattent pour eux, et qui sont invincibles comme dans l’Arioste et invulnérables comme dans Homère. Ces deux redoutables auxiliaires sont la raison et la vérité ; la raison, qui est la lumière humaine ; la vérité, qui est la lumière divine.

[1842-1844.]

Il y a une sorte de solitude hautaine qui semble nécessaire aux géants et aux génies. Certains esprits immenses semblent isolés dans leur siècle. Ni le chêne ne souffre à côté de lui de grands arbres, ni le soleil de grands astres.

Ce sont là comme des ébauches et des…[1] de la solitude de Dieu.

[1859-1860.]

Je ne suis pas bégueule devant l’art et devant la nature. J’accepte. Donnez-moi le Parthénon, l’Alhambra, le Munster, la grande Pyramide, la tour de porcelaine, donnez-moi Sainte-Sophie, Heidelberg, le Kremlin, l’Escurial ; donnez-moi les cathédrales, les mosquées, les pagodes ; donnez-moi Phidias et Michel-Ange, Eschyle et Dante, Shakespeare et Lucrèce, Job et Molière ; donnez-moi la forêt, l’étang, le lac, la grande plaine rousse, le pré vert, des tas de papillons, des volées d’aigles, le Sahara avec son lion, Paris avec son peuple ; donnez-moi la montagne, la mer, l’homme, la femme, le vieillard, l’enfant, le ciel bleu, la nuit noire, la petitesse du colibri, l’énormité des constellations ; c’est bien ; j’aime tout ; je n’ai pas de préférence dans l’idéal et dans l’infini ; je ne fais pas le délicat ; je ne fais pas le difficile ; je ne fais pas la petite bouche ; je suis le Gargantua du beau.

[1869-1871.]
  1. Mot illisible sous la rature. (Note de l’Éditeur.)