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POST-SCRIPTUM DE MA VIE.

Le squelette de l’animal n’est pas beaucoup plus signifiant que la première pierre venue ; le squelette de l’homme est effrayant. C’est que la réflexion horrible, ce n’est pas : ceci a vécu, mais : ceci a pensé.

Le meurtre n’est pas de tuer la vie, mais de tuer (pour ce monde du moins) la pensée.

[1836-1840.]

La Providence a pourvu l’animal d’un double instinct pour un double but, conservation de l’individu, propagation de l’espèce. L’animal le plus voisin de l’homme ne va pas au delà, l’animal le plus voisin de la plante et de la pierre ne reste pas en deçà. Examinez tout ce que fait l’animal, étudiez-le sous toutes ses faces, vous retomberez toujours sur l’un ou l’autre de ces deux aspects. Hors de là, il n’y a rien dans la brute. Les déviations même de l’animal domestique, considérées avec attention, se rattachent au fond à cette double loi. Dans tout ce qui ne va pas à ce but, l’animal est immobile ; absolument parlant, il n’est point susceptible de perfectionnement ; la nature lui donne en le créant les deux ou trois sciences nécessaires à sa conservation et à sa propagation. Rien de moins, rien de plus. L’animal sait nager, faire son nid, guérir ses maladies, trouver son chemin dans ses migrations. L’homme en naissant ne sait rien de cela. On pourrait dire que la providence crée l’animal savant et l’homme ignorant. Mais elle donne à l’homme l’intelligence.

Ce que l’animal sait, il ignore qu’il le sait. L’homme sait qu’il ignore. Admirable privilège. Là est la différence radicale.

L’animal est fatalement stationnaire. L’homme acquiert sans cesse. L’un persiste, l’autre se développe.

L’animal est tout simplement l’échelon le plus élevé, le dernier échelon ascendant de la création purement matérielle.

L’animal est circonscrit de toutes parts. D’un coup d’œil on le pénètre tout entier. Il n’a point de profondeur. L’homme au contraire plonge par maint côté dans l’illimité et l’indéfini. Il n’est pas seulement créé pour l’utile, il comprend le beau, le vrai et le juste. Il subit, comme l’animal, la grande loi de la conservation et de la propagation ; c’est-à-dire de l’égoïsme ; mais il la modifie, tantôt par le dévouement, tantôt par l’abstinence, et cette modification s’appelle la vertu. Il appartient par ses instincts les plus nobles, les plus secrets, les plus impérieux et les plus étranges à un autre monde que le monde réel. Il y a un mystère en lui, et il le sent, tantôt avec épouvante, tantôt avec espérance.

La création invisible a son premier échelon dans l’homme.