Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/131

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sommeil, où l’âme existe un moment seule, où l’être physique avec tous ses maux matériels semble s’être évanoui, il voyait cette vierge bien aimée, non plus belle, non plus pure, mais plus libre, plus heureuse, plus à lui. Seulement, sur la route de Skongen, l’oubli de son corps, l’engourdissement de ses facultés ne pouvaient être complets ; car de temps en temps une fondrière, une pierre, une branche d’arbre, heurtant ses pieds, le rappelaient brusquement de l’idéal au réel. Il relevait alors la tête, entr’ouvrait ses yeux fatigués, et regrettait d’être retombé de son beau voyage céleste dans son pénible voyage terrestre, où rien ne le dédommageait de ses illusions enfuies que l’idée de sentir contre son cœur cette boucle de cheveux qui lui appartenait en attendant qu’Éthel tout entière fût à lui. Puis ce souvenir ramenait la charmante image fantastique, et il remontait mollement, non dans son rêve, mais dans sa vague et opiniâtre rêverie.

— Maître, répéta Spiagudry d’une voix plus forte, qui, jointe au choc d’un tronc d’arbre, réveilla Ordener, ne craignez rien. Les archers ont pris sur la droite avec l’ermite en sortant de la tour, et nous sommes assez loin d’eux pour pouvoir parler. Il est vrai que jusqu’ici le silence était prudent.

— Vraiment, dit Ordener en bâillant, vous poussez la prudence un peu loin. Il y a trois heures au moins que nous avons quitté la tour et les archers.

— Cela est vrai, seigneur ; mais prudence ne nuit jamais. Voyez, si je m’étais nommé au moment où le chef de cette infernale escouade a demandé Benignus Spiagudry, d’une voix pareille à celle dont Saturne demandait son fils nouveau-né pour le dévorer ; si, même, en ce moment terrible, je n’avais eu recours à une taciturnité prudente, où serais-je, mon noble maître ?

— Ma foi, vieillard, je crois qu’en ce moment-là nul n’eût pu obtenir de vous votre nom, eût-on employé des tenailles pour vous l’arracher.

— Avais-je tort, maître ? Si j’avais parlé, l’ermite, que saint Hospice et saint Usbald le solitaire bénissent ! l’ermite n’aurait pas eu le temps de demander au chef des archers si son escouade n’était pas composée de soldats de la garnison de Munckholm, question insignifiante, faite uniquement pour gagner du temps. Avez-vous remarqué, jeune seigneur, après la réponse affirmative de ce stupide archer, avec quel sourire singulier l’ermite l’a invité à le suivre, en lui disant qu’il connaissait la retraite du fugitif Benignus Spiagudry ?

Ici le concierge s’arrêta un moment comme pour prendre de l’élan, car il reprit soudain d’une voix larmoyante d’enthousiasme :

— Bon prêtre ! digne et vertueux anachorète, pratiquant les principes de l’humanité chrétienne et de la charité évangélique ! Et moi qui m’effrayais de ses dehors, assez sinistres à la vérité ; mais ils cachent une si belle