Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/132

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âme ! Avez-vous encore remarqué, mon noble maître, qu’il y avait quelque chose de singulier dans l’accent dont il m’a dit : au revoir ! en emmenant les archers ? Dans un autre moment, cet accent m’eût alarmé ; mais ce n’est pas la faute du pieux et excellent ermite. La solitude donne sans doute à la voix ce timbre étrange ; car je connais, seigneur, — ici la voix de Benignus devint plus basse — je connais un autre solitaire, ce formidable vivant que… Mais non, par respect pour le vénérable ermite de Lynrass, je ne ferai pas cet odieux rapprochement. Les gants n’ont également rien d’extraordinaire, il fait assez froid pour qu’on en porte ; et sa boisson salée ne m’étonne pas davantage. Les cénobites catholiques ont souvent des règles singulières ; celle-là même, maître, se trouve indiquée dans ce vers du célèbre Urensius, religieux du mont Caucase :

Rivos despiciens, maris undam potat amaram.


Comment ne me suis-je pas rappelé ce vers dans cette maudite ruine de Vygla ! un peu plus de mémoire m’aurait épargné de bien folles alarmes. Il est vrai qu’il est difficile, n’est-ce pas, seigneur, d’avoir ses idées nettes dans un pareil repaire, assis à la table d’un bourreau ! d’un bourreau ! d’un être voué au mépris et à l’exécration universelle, qui ne diffère de l’assassin que par la fréquence et l’impunité de ses meurtres, dont le cœur, à toute l’atrocité des plus affreux brigands, réunit la lâcheté que du moins leurs crimes aventureux ne leur permettent pas ! d’un être qui offre à manger et verse à boire de la même main qui fait jouer des instruments de torture et crier les os des misérables entre les ais rapprochés d’un chevalet ! Respirer le même air qu’un bourreau ! Et le plus vil mendiant, si ce contact impur l’a souillé, abandonne avec horreur les derniers haillons qui protégeaient contre l’hiver ses maladies et ses nudités ! Et le chancelier, après avoir scellé ses lettres d’office, les jette sous la table des sceaux, en signe de dégoût et de malédiction ! Et en France, quand le bourreau est mort à son tour, les sergents de la prévôté aiment mieux payer une amende de quarante livres que de lui succéder ! Et à Pesth, le condamné Chorchill, auquel on offrait sa grâce avec des lettres d’exécuteur, préféra le rôle de patient au métier de bourreau ! N’est-il pas encore notoire, noble jeune seigneur, que Turmeryn, évêque de Maëstricht, fit purifier une église où était entré le bourreau, et que la czarine Petrowna se lavait le visage chaque fois qu’elle revenait d’une exécution ? Vous savez également que les rois de France, pour honorer les gens de guerre, veulent qu’ils soient punis par leurs camarades, afin que ces nobles hommes, même lorsqu’ils sont criminels, ne deviennent pas infâmes par l’attouchement d’un bourreau. Et enfin, ce qui est décisif, dans la Descente de saint Georges aux enfers, par le savant Melasius Iturham, Caron