Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/95

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Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du silence ; et d’ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu’un ?

— Quoi ! dit la mère, le fils du vice-roi n’est pas allé hier soir à Munckholm ?

Le lieutenant éclata de rire.

— Le fils du vice-roi ! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez.

— Ni l’un ni l’autre, mon fils. Qui donc était hier de garde ?

— Moi-même, ma mère.

— Et vous n’avez point vu le baron Ordener ?

— Eh non, répéta le lieutenant.

— Mais songez, mon fils, qu’il a pu entrer incognito, que vous ne l’avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu’on relevait à Drontheim ; songez à ce qu’on dit de ses caprices, du vagabondage de ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n’avoir vu personne ?

Frédéric hésita un instant.

— Non, s’écria-t-il, personne ! je ne puis dire autre chose.

— En ce cas, reprit la comtesse, le baron n’est sans doute pas allé à Munckholm.

Musdœmon, d’abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté attentivement. Il interrompit la comtesse.

— Noble dame, permettez. — Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le nom du vassal aimé de la fille de Schumacker ?

Il répéta sa question ; car Frédéric, qui depuis quelques moments était devenu pensif, ne l’avait pas entendue.

— Je l’ignore… ou plutôt… Oui, je l’ignore.

— Et comment, seigneur, savez-vous qu’elle aime un vassal ?

— L’ai-je dit ? un vassal ? Eh bien ! oui, un vassal…

L’embarras de la position du lieutenant s’accroissait. Cet interrogatoire, les idées qu’il faisait naître en lui, l’obligation de se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n’être plus maître.

— Par ma foi, sire Musdœmon, et vous, ma noble mère, si la manie d’interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux. Pour moi, je n’ai rien de plus à vous dire.

Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la cour, car il entendait la voix de Musdœmon qui le rappelait.

Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d’où il voulait se rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore l’étranger qui jetait dans de profondes réflexions l’un des plus frivoles cerveaux d’une des plus frivoles capitales.