Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/98

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d’impatience ! exposer le général Levin aux sarcasmes d’une chancelière et aux conjectures d’un valet ! et tout cela pour qu’un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu’il doit à un vieil ami. Ordener ! Ordener ! les caprices tuent la liberté. Qu’il vienne, qu’il arrive maintenant, du diable si je ne l’accueille pas comme la poudre accueille le feu ! Exposer le gouverneur de Drontheim aux conjectures d’un valet, aux sarcasmes d’une chancelière ! Qu’il vienne !

Le général continuait d’apostiller les papiers sans les lire, tant sa mauvaise humeur le préoccupait.

— Mon général ! mon noble père ! s’écria une voix connue.

Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à réprimer un cri de joie.

— Ordener, mon brave Ordener ! Pardieu ! que je suis aise !… — La réflexion arriva au milieu de cette phrase. — Je suis aise, seigneur baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir du plaisir à me revoir ; c’est sans doute pour vous mortifier que vous vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous êtes ici.

— Mon père, vous m’avez souvent dit qu’un ennemi malheureux devait passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm.

— Sans doute, dit le général, quand le malheur de l’ennemi est imminent… Mais l’avenir de Schumacker…

— Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le perdre. Un homme né son ennemi saura le servir.

Le général, dont le visage s’était par degrés entièrement adouci, interrompit Ordener.

— Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là ? Schumacker est sous ma sauvegarde. Quels hommes ? quelles trames ?

Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette question. Il n’avait que des lueurs très vagues, que des présomptions très incertaines sur la position de l’homme pour lequel il allait exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu’il agissait follement ; mais les âmes jeunes font ce qu’elles croient juste et bon par instinct et non par calcul ; et d’ailleurs, dans ce monde où la prudence est si aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie ? Tout est relatif sur la terre, où tout est borné ; et la vertu serait une grande démence, si derrière les hommes il n’y avait Dieu. Ordener était dans l’âge où l’on croit et où l’on est cru. Il risquait ses jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui n’auraient pas résisté à une discussion froide.

— Quelles trames ? quels hommes, mon bon père ? — Dans quelques