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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

Alors elle entendit sa voix, cette voix qu’elle n’avait vraiment jamais entendue, qui s’élevait à peine au-dessus du frémissement des feuilles, et qui murmurait :

— Pardonnez-moi, je suis là. J’ai le cœur gonflé, je ne pouvais pas vivre comme j’étais, je suis venu. Avez-vous lu ce que j’avais mis là, sur ce banc ? Me reconnaissez-vous un peu ? N’ayez pas peur de moi. Voilà du temps déjà, vous rappelez-vous le jour où vous m’avez regardé ? c’était dans le Luxembourg, près du gladiateur. Et le jour où vous avez passé devant moi ? C’étaient le 16 juin et le 2 juillet. Il va y avoir un an. Depuis bien longtemps, je ne vous ai plus vue. J’ai demandé à la loueuse de chaises, elle m’a dit qu’elle ne vous voyait plus. Vous demeuriez rue de l’Ouest au troisième sur le devant dans une maison neuve, vous voyez que je sais ? Je vous suivais, moi. Qu’est-ce que j’avais à faire. ? Et puis vous avez disparu. J’ai cru vous voir passer une fois que je lisais les journaux sous les arcades de l’Odéon. J’ai couru. Mais non. C’était une personne qui avait un chapeau comme vous. La nuit, je viens ici. Ne craignez pas, personne ne me voit. Je viens regarder vos fenêtres de près. Je marche bien doucement pour que vous n’entendiez pas, car vous auriez peut-être peur. L’autre soir j’étais derrière vous, vous vous êtes retournée, je me suis enfui. Une fois je vous, ai entendue chanter. J’étais heureux. Est-ce que cela vous fait quelque chose que je vous entende chanter à travers le volet ? cela ne peut rien vous faire. Non, n’est-ce pas ? Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu. Je crois que je vais mourir. Si vous saviez ! je vous adore, moi ! Pardonnez-moi, je vous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous fâche peut-être ; est-ce que je vous fâche ?

— Ô ma mère ! dit-elle.

Et elle s’affaissa sur elle-même comme si elle se mourait.

Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu’il faisait. Il la soutenait tout en chancelant. Il était comme s’il avait la tête pleine de fumée ; des éclairs lui passaient entre les cils ; ses idées s’évanouissaient j il lui semblait qu’il accomplissait un acte religieux et qu’il commettait une profanation. Du reste il n’avait pas le moindre désir de cette femme ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. Il était éperdu d’amour.

Elle lui prit une main et la posa sur son cœur. Il sentit le papier qui y était. Il balbutia :

— Vous m’aimez donc ?

Elle répondit d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle qu’on entendait à peine :

— Tais-toi ! tu le sais !