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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

« Ce sont désormais des faits acquis à la philosophie sociale ; les uns comme fondements réels du droit, les autres comme renseignements pour les révolutions futures ; la civilisation est maintenant occupée à élaborer d’autres faits. C’est ce que le parti républicain semble méconnaître.

« Le principal titre de grandeur de la Révolution française, ce qui démontre sa réalité profonde et sa nécessité, c’est qu’elle a stipulé pour l’univers, et que, dans ses déclarations démesurées adressées au genre humain tout entier, elle a paru presque oublier la France. La révolution eut des idées immenses qui dépassaient la frontière ; elle enfanta des principes d’une telle stature qu’ils durent, dès le premier jour, s’appuyer, non sur le génie propre d’une nation, mais sur l’esprit humain tout entier. Elle engendra de tels résultats qu’aucun peuple, si grand qu’il fût, n’eût suffi à les contenir. Elle fut désintéressée, ce fut sa gloire. Elle se dévoua à la propagation des idées pures[1]. Elle n’eut même pas ce grand égoïsme de la nationalité. La révolution d’Angleterre fut une révolution anglaise ; la révolution de France fut une révolution de l’humanité.

« La révolution d’Angleterre fonda une liberté insulaire, une religion insulaire, un schisme insulaire, et ne jeta pas une idée générale au continent. La révolution française mit le feu dès le premier jour à toute la pensée humaine à la fois, et éblouit subitement le monde par l’embrasement magnifique des vérités universelles. Pendant quatre ans tout l’horizon fut en feu.

« Aujourd’hui encore la réverbération de ce prodigieux foyer d’idées, séparé de nous par près d’un demi-siècle et sur lequel est tombée déjà la cendre de quarante[2] années, suffit pour donner à toute la France aux yeux de l’Europe un flamboiement étrange, sinistre pour les uns, sublime pour les autres.

« La révolution anglaise n’était que la réforme ; la révolution française, c’est la liberté.

« La révolution française est une révolution mère. On trouvera des dérivés de cette révolution dans toutes les langues que parlera désormais la pensée des peuples.

« Notre révolution donc, considérée dans son effet moral et dans son résultat philosophique, est une grande modification à la civilisation humaine.

« Au sommet où se place la philosophie de l’histoire, ce qui n’est que local et transitoire dans cette révolution immortelle disparaît, et l’on n’aperçoit même plus deux choses qu’il ne faut pourtant jamais oublier, car l’une est son mérite et l’autre est son crime, le territoire héroïquement défendu, la place publique affreusement ensanglantée.

« Oui, et c’est sur ce point qu’il faut insister, la première révolution étant révolution mère, a eu la signification d’une révolution générale : 93 est l’éruption colossale de toutes les haines, des esclaves contre les maîtres, des petits contre les grands, des pauvres contre les riches, des envieux contre les enviés, des misérables contre les heureux, des opprimés contre les oppresseurs, amoncelées dans la profondeur et l’obscurité des âmes depuis huit siècles. C’est le bouillonnement de l’univers dans le grand cratère français. La convention, quand on considère sa figure formidable et ses pro-

  1. Ici la copie reprend.
  2. Texte primitif : soixante années.