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NOTES DE L’ÉDITEUR.

aujourd’hui, jour fixé pour la mise en vente des 2e et 3e parties des Misérables.

Avant six heures du matin, une troupe de commis-libraires, de commissionnaires, de trotteurs en librairie était réunie devant le magasin de Pagnerre encore fermé. Cette foule grossissait à chaque instant et devint bientôt si compacte que l’assistance de deux sergents de ville fut nécessaire pour maintenir l’ordre. Cependant une véritable lutte s’engagea ; c’était à qui se placerait le plus près de la porte d’entrée, chacun prétendant être arrivé avant celui qui se trouvait devant lui.

Vers six heures et demie, les magasins furent ouverts, ou pour parler plus exactement, on en essaya l’ouverture, empêchée par la pression de la foule. Ce spectacle rappelait parfaitement celui qui, à une autre époque, se passait à la porte des boulangers ; mais le premier moment, loin d’être une satisfaction, fut un véritable désappointement pour ceux qui faisaient queue ; car à peine la porte fut-elle entr’ouverte, qu’elle donna passage à un commis qui, plus matinal, plus habile ou plus familiarisé avec les êtres de la maison, avait trouvé moyen de pénétrer dans le sanctuaire par les coulisses et sortait courbé sous le poids d’un paquet volumineux de volumes.

Pendant qu’on donnait satisfaction aux premiers arrivés, la rue s’encombrait de véhicules de toutes sortes, tapissières, cabriolets, voitures élégantes, voitures de place, carrioles et jusqu’à une brouette. Toutes attendaient avec impatience leur part du gâteau. D’autres plus modérés n’avaient que des hottes. Jamais pareil fait ne s’était produit dans les annales de la librairie ; jamais pareil tableau ne s’était offert aux yeux du public parisien. Il faisait beau voir les paisibles boutiquiers de la rue de Seine, stupéfaits, bouche béante, ne comprenant rien à ce qui se passait et demandant à chacun le mot de l’énigme… La boutique de Pagnerre offrait hier un autre genre de curiosité : tout avait dû céder la place aux volumes des Misérables, dont les piles nombreuses, serrées et compactes, occupaient toute l’étendue du magasin et s’élevaient du parquet jusqu’au plafond. Ces pyramides représentaient le chiffre respectable de 48,000 volumes indispensables à la mise en vente.


Le 17 mai, Mme Victor Hugo racontait à son mari ses visites du mercredi 13 et du jeudi 14 chez Pagnerre :


Dimanche, 17 mai 1862.

Je suis allée mercredi chez Pagnerre. Vous ne pouvez vous imaginer l’effet de son magasin ce jour-là. Il est très vaste au rez-de-chaussée et continue la boutique. Dans ce magasin étaient deux hautes murailles de livres qui eussent pu servir de barricades. Leur poids faisait craindre pour le sol. Pagnerre était absent, je crois pour faire son dépôt.

…Je suis retournée le lendemain chez Pagnerre pour savoir si on avait songé à vous envoyer vos exemplaires. Le spectacle était tout autre que la veille. La citadelle de livres était terriblement ébréchée par les acheteurs encombrant le magasin. Mme Pagnerre lisait les commandes et les dépêches qui arrivaient ; une femme écrivait activement à ses côtés. D’autres femmes à d’autres comptoirs ficelaient les paquets. Mme Pagnerre, dans le même emploi, était devant un bureau. — Ah ! madame, s’est-elle écriée, ça va trop bien ! nous n’en pouvons plus. — Oui, a continué Mme Pagnerre, survenant, il n’est encore que deux heures et nous sommes déjà sur les dents. Dès six heures du matin il y avait queue devant notre boutique, encore fermée. On frappait, on cognait, on voulait défoncer la porte. Nous ne voulions pas ouvrir, parce qu’on eût envahi le magasin, et nous n’eussions plus été maîtres de la foule. Je me suis mise à la fenêtre du premier et lui ai parlé, essayant de faire comprendre à chacun qu’on devait entrer à tour de rôle. Un sergent de ville venant à mon aide, j’ai ouvert la boutique et nous avons servi notre monde. Mais, ouf ! quelle matinée ! Mais c’est que, madame, nous avons eu une véritable émeute, le quartier s’en est ému. Pendant que je haranguais de ma fenêtre, les voisins de leur côté étaient à leur fenêtre. Tenez, voyez si l’on peut avoir une minute à soi, voilà qu’on m’appelle pour ouvrir des dépêches qui arrivent.

Lacroix est arrivé ici mercredi soir. Nous étions tous chez Robelin, à Saint-James, et Pagnerre frémissait à la pensée de voir Lacroix, sans personne pour l’aider à soutenir