Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
414
NOTES DE L’ÉDITEUR.

est poète, sans doute par une sorte de contagion à distance :

Il y a de tout ; il y a tout dans ce livre. Au milieu de la forêt, dans le plein jour du soleil, l’homme seul se sent transfiguré et transporté… L’insecte vole et bourdonne — l’oiseau s’élance de branche en branche. — Il y a du chant dans les arbres — il y a de l’amour dans les nids, il y a des deuils sous l’herbe. — Le rayon éclaire la mousse et la vivifie. Le chêne robuste fait un dôme à la plante frêle — la ronce et l’épine s’entremêlent aux fleurs sauvages, il y a des rumeurs invisibles dans l’air, la terre exhale des parfums, l’arbre vous parle un langage que l’âme seule comprend. — C’est la vie qui déborde ; l’esprit s’élève, le cœur grandit, l’intelligence s’ouvre. On se sent enveloppé de la grande nature et l’on frissonne de volupté ; parfois on recule, un rien effraie ; mais toujours et partout admiration ou saisissement. On est pénétré d’un souffle inconnu. On reste ébloui ou écrasé, on ne résiste point à cet anéantissement. Votre œuvre, maître, est cette forêt immense et superbe où tout existe, se fond, se mêle. Chant d’oiseau, cri d’aigle, rayon divin, vous nous y découvrez tout : l’extase des cœurs, l’ulcère des âmes, les ténèbres de l’esprit, les joies et les douleurs, et par-dessus tout plane cette grande inspiration qui est le souffle d’un créateur. Votre livre, maître, c’est la forêt de la vie humaine, de la vie de notre dix-neuvième siècle. On en sort saisi, pénétré, ému, transfiguré, renouvelé, meilleur et recueilli.


Ah ! nous sommes loin des 2,200 kilos de fonte, des feuilles, des bons à tirer, des caractères, des épreuves en seconde et en troisième ; en quarante-huit heures l’âme de Lacroix s’est envolée vers des sphères plus éthérées, et on a comme un petit avant-goût des Chansons des rues et des bois.

Mais tout a une fin et Lacroix en est désolé ; le 12 juin il écrit :


Elle est à sa fin votre grande œuvre, cher maître ; on s’habitue si bien à vivre avec votre pensée, et à en alimenter le travail quotidien des ouvriers, que réellement il m’est pénible de prononcer ce mot : fin. Pourquoi faut-il que ce soit tout ? Et que Jean Valjean soit mort, et que Cosette et Marius nous désertent, et que Victor Hugo, ce maître cher et vénéré, presque un ami, si j’ose réclamer ce titre pour nous, pour moi, avec qui nous étions habitués à converser à travers l’océan, conversation charmante, douce, simple, qui enrichissait nos esprits, pourquoi faut-il que ce cher et grand maître soit désormais moins fréquemment en relations avec nous…


Et Lacroix poursuit, et il espère bien que les rapports ne s’en tiendront pas là et il offre son concours ; et il s’incline devant la puissance du génie et il termine : « à genoux devant vous, immense esprit ». En effet, l’œuvre était entièrement achevée comme corrections, car on lit dans les carnets de Victor Hugo :


Aujourd’hui 14 juin à 4 h. 1/2 de l’après-midi, j’ai corrigé la dernière feuille des Misérables : j’en avais écrit la dernière page il y a près d’un an a Mont-Saint-Jean, le 30 juin 1861 à 8 h. 1/2 du matin.


Plus la publication avançait, plus le nombre des contrefacteurs augmentait ; à la date du 15 juin il y avait vingt et une contrefaçons, il devenait urgent que les éditeurs eussent une procuration en règle ou un contrat signé de Victor Hugo pour sauvegarder leurs droits.

Cette pièce leur manquait. Victor Hugo, après des appels pressants, avait envoyé une simple lettre qui n’était pas suffisamment explicite. Lacroix insistait de nouveau, le 15 juin, pour avoir une procuration en règle et donnait toute sécurité à Victor Hugo, qui redoutait les procès.


On nous oppose une sorte de fin de non recevoir en nous demandant d’établir que nous avons été en effet substitués à vos droits et que nous sommes propriétaires… Cela nous est impossible sans un acte de vous, prévu d’ailleurs et promis par le contrat.


Lacroix met d’ailleurs quelque amertume dans ses réclamations, il répète sur tous les tons à Victor Hugo : Vous vous