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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

possible ? Avez-vous vu cet homme horrible hier ? Vous ne pouvez pas m’abandonner. Vous avez de l’esprit, vous trouverez un moyen. Il ne se peut pas que vous m’ayez dit de venir vous trouver ici ce matin, avec l’idée que vous partiriez. Je ne vous ai rien fait. Vous n’avez pas à vous plaindre de moi. C’est par ce vaisseau-là que vous voulez vous en aller ? Je ne veux pas. Vous ne me quitterez pas. On n’ouvre pas le ciel pour le refermer. Je vous dis que vous resterez. D’ailleurs il n’est pas encore l’heure. Oh ! Je t’aime.

Et, se pressant contre lui, elle lui croisa ses dix doigts derrière le cou, comme pour faire de ses bras enlacés un lien à Ebenezer et de ses mains jointes une prière à Dieu.

Il dénoua cette étreinte délicate qui résista tant qu’elle put.

Déruchette tomba assise sur une saillie de roche couverte de lierre, relevant d’un geste machinal la manche de sa robe jusqu’au coude, montrant son charmant bras nu, avec une clarté noyée et blême dans ses yeux fixes. La barque approchait. Ebenezer lui prit la tête dans ses deux mains ; cette vierge avait l’air d’une veuve et ce jeune homme avait l’air d’un aïeul. Il lui touchait les cheveux avec une sorte de précaution religieuse ; il attacha son regard sur elle pendant quelques instants, puis il déposa sur son front un de ces baisers sous lesquels il semble que devrait éclore une étoile, et, d’un accent où tremblait la suprême angoisse et où l’on sentait l’arrachement de l’âme, il lui dit ce mot, le mot des profondeurs : Adieu !

Déruchette éclata en sanglots.