Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/20

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faire du chagrin de tout ce que je vous avoue, insensiblement, je glisserai à la cachotterie, et vous n’apprendrez plus que ce que je voudrai bien dire. Mes lettres cesseront d’être le reflet de mes pensées et de mes actes, elles deviendront hypocrites, et peut-être mensongères, tant le besoin de ne pas envenimer votre angoisse dominera toutes mes impressions. Et j’en arriverai à vous en vouloir d’avoir détruit le lien si sincère qui a jusqu’ici joint nos deux pensées, et les a fait se confondre, en dépit de nos façons si diverses pourtant de comprendre et de vouloir la vie…

« Je n’oublie rien de ce qui a fait notre enfance rieuse et douce, nos courses partout dans la neige, dans les foins, sur les grèves et tout en haut des énormes falaises… Je n’oublie pas plus les légendes de notre village… Celles du Clair-Ruisseau et de la petite roche blanche que l’on y jette le premier jour de mai, et qui doit faire rire l’eau follette, autant de fois qu’il y a de lettres dans le nom du futur… Vous rappelez-vous d’avoir boudé tout un jour, parce que ma petite roche n’avait pas opéré la réponse que vous en attendiez… Et moi qui pour vous faire enrager, riait, riait… C’est que je savais bien qu’il radotait, moi, le petit caillou blanc, et que je ne croyais guère à ce qu’il racontait… Et le moulin qui bat son grain à l’heure tragique de minuit… Vous rappelez-vous le soir qu’il fallut passer devant, à l’heure fatidique, après s’être attardés, comme des jeunes fous à la soirée des Norient. Le cœur me battait dans la poitrine, et je croyais mourir sous ses grands coups. Vous me disiez bien : « N’aie pas peur, Annette, » mais votre grosse voix tremblait malgré vous. Par malheur, la nuit était noire, et nous avions tout le long chemin à passer sans une maison où brillait une lumière. Le trottoir était étroit et tortueux par places, nous trébuchâmes plus d’une fois. Dans le noir nous voyions déjà les Buttes dont les têtes crépues mettaient une tache plus sombre encore dans toute cette obscurité. C’était là l’endroit redoutable… Je sentais qu’au bruit du moulin, j’allais m’évanouir, et je priais tout bas la bonne Vierge de nous protéger. Nous passâmes en courant, tous les deux, affolés, et le moulin n’avait pas bronché.

« Mais nous ne pouvons penser au passé toujours et sans cesse. Il y a l’avenir, et il y a bien aussi le présent, celui que vous aimez le moins, et que j’aime, moi, de toute ma joie d’exister. Le présent avec ses fièvres, ses combats, ses travaux, ses espoirs. Mais tout cela est grand et remplit le cœur, ami, et pourquoi toujours soupirer après ce qui est fini. N’avons-nous rien de mieux à espérer ? Vous tremblez en songeant à l’instant qui viendra, et où vous me demanderez de tenir ma promesse, d’être la compagne de toute votre vie… Vous avez peur de ce que sera ma réponse ?… Est-ce que l’on peut connaître les détours du cœur, et ne marche-t-on pas sans cesse dans l’inconnu… Pourquoi ce demain ne serait-il pas tel que nous l’avons voulu ?… En tout cas, vous savez trop bien comment je vous ai aimé, depuis ma petite enfance, et si jamais mon sentiment devait mourir, je ne permettrais à personne autre que vous, de le mettre au tombeau… Je vous le remettrais, Jean, comme une pauvre petite chose flétrie, sous mes soins, et que rien ne peut ranimer, je vous le remettrais en pleurant, mais trop loyale, pour tenter de vous faire croire à vous, que je vous aime encore, pour me faire croire à moi, que je pourrais être heureuse ainsi, sans vous aimer… Et alors, nous irons chacun de notre côté, gardant de notre jeunesse morte, tous les parfums grisants du passé…

« J’ai revu les yeux qui vous ont inquié-