Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/21

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té, Jean, et si vous saviez combien peu, ils ont pensé à nous émouvoir… C’est ainsi que j’ai su que si l’on m’avait un peu trop regardée, c’était par pure distraction, en pensant à mon père… Et j’ai appris qu’en 1896, papa avait prononcé un discours remarquable, lors d’un banquet politique. Vous savez combien j’ai admiré Papa, et quel souvenir je lui garde, alors vous imaginez facilement combien je me sentis fière de lui. Quel dommage qu’il n’ait pu la vivre sa vie, celui-là, dans un autre centre que celui que sa modestie lui avait fait choisir… Et vous, Jean, qui avez tout l’avenir devant vous, pourquoi vouloir vous ensevelir à Clair-Ruisseau, quand les grands centres absorberaient si bien votre activité intelligente… Mais je sais que je touche là au grand rêve de votre vie, vivre et mourir où ont vécu et sont morts les nôtres, où vous attend votre mère… Vous êtes toujours le Jeannot rêveur, et je suis toujours la petite fille affamée d’horizons… Je ne serai là-bas qu’en juillet, pour ma quinzaine de vacances. Vous savez bien, mon ami, qu’il me sera impossible d’y être plus tôt. J’ai accepté des devoirs, et je n’ai nulle intention de les esquiver. Il est donc inutile de me tourmenter avec cela. Et vous qui serez libre, bien avant moi, puisque vos examens viennent après Pâques, vous ne voudrez pas venir vers moi, rien que parce qu’il vous déplaît de me voir dans le cadre où se vivent actuellement tous mes jours, parce que vos instincts d’aristocrate s’offensent de voir la femme que vous aimez, à son travail… Ne protestez pas, le voilà le fond de votre pensée. Vous en êtes encore à mépriser la femme qui travaille, et sans peut-être vous l’avouer à vous-même. Vous faites une énorme concession à vos préjugés, en ne renonçant pas à moi, parce que, à votre avis, j’ai dérogé, en acceptant de descendre dans l’arène où lutte la femme ; mais afin de ne pas trop souffrir, dans ce que vous appelez si volontiers, votre sensibilité, et que je nomme, moi, sans faiblesse, votre orgueil, vous vous détournez… Vous ne voulez pas regarder, et vous ne voudriez même pas entendre ce qui peut se dire autour de moi… J’ai accepté qu’il en soit ainsi, car j’ai tout de suite deviné ce qui se passait en vous, et loin de me sentir humiliée de votre gêne, j’en fus plutôt amusée… Alors, ne venez pas, Jean, mais travaillez ferme, soyez heureux dans vos examens, donnez à votre mère, cette joie magnifique de voir votre succès…

« J’entends Henriette qui monte en tourbillon, mes trois étages… Elle m’emmène à un concert où elle joue, et je me fais une fête de l’entendre. Son talent se développe prodigieusement. Elle aura sûrement le prix d’Europe, d’ici peu. Avec cela si simple, si digne et si douce toujours. En voilà une qui regrette Clair-Ruisseau, et je la trouve heureuse de n’avoir pas d’ambition… Elle est là, qui réclame le départ, j’obéis.

« Bonsoir Jean, j’aurais voulu vous murmurer beaucoup de choses tendres, pour vous faire oublier les petites duretés que je vous ai dites en passant… Mais il faut toujours regarder en nos deux âmes, loyalement, et ne jamais se dissimuler nos pensées. Bonsoir, mon Jean. Moi aussi, je vous veux heureux, et vous n’imaginez pas combien ! »

ANNE.


V


Madame Paul Rambert,
Recevra le mercredi, vingt-cinq mars,
de
Neuf heures à minuit.


Anne avait trouvé ce petit carton dans son courrier, et le regardait pensivement. Elle ne