Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/37

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Anne se sentait bien humble pour ce rôle écrasant. Et puis avait-elle réellement ce talent qu’on lui prêtait, et Jean n’était-il pas le plus lucide de tous ceux qui l’aimaient, en voulant l’emporter loin d’une carrière où elle trouverait peut-être plus de mécomptes que de joies…

Paul Rambert devina la lutte qui se livrait en ce jeune cerveau, et il éprouva une pitié qui ressemblait à de la détresse.

Enfin la jeune fille releva la tête. Elle avait besoin de parler. Toute sa gaieté et sa confiance s’en étaient allées. Elle avait peur.

— C’est bête de vous dire cela, à vous que je connais à peine, mais je vous ai tout de suite deviné si bon, si comprenant… Voilà. Là-bas, dans mon village, un ami de toujours, qui est devenu mon fiancé, va vouloir bientôt m’emmener… Je croyais l’aimer, l’aimer follement, comme on aime. Je ne savais rien de la vie ; je ne connaissais que lui… Il est encore, et restera toujours mon ami le plus cher, mais j’ai compris que cela ne suffirait plus pour être heureux… Aujourd’hui, je recevrai peut-être la dépêche qui décidera de mon sort… Et si je ne veux pas, si je ne peux pas… J’ai, à la seule pensée de la souffrance que je donnerai, une révolte désespérée.

Elle s’arrêta un moment, puis continua plus bas !

— Nous sommes deux êtres différents, il exècre le métier que j’adore, et ne voudra jamais, jamais, que sa femme livre ses pensées, ses rêves à un public qu’il déteste… Donc, ma carrière s’arrêterait là… J’aurais peut-être eu ce courage de tout laisser en arrière, si vraiment j’avais aimé… Mais me séparer de ce qui me fait vivre, quand je sens le silence de mon cœur, est-ce bien possible ?…

— Non, ce n’est pas possible, murmura-t-il après elle.

Elle se tut soudain, honteuse de s’être ainsi racontée à un homme qu’elle connaissait à peine, et qu’elle avait rencontré par hasard, dans la splendeur d’un matin de printemps. Elle osait à peine le regarder. Elle sentit sa voix trembler, quand il lui dit :

— Mademoiselle Mérival, évitez l’irréparable folie ; ne soyez pas la victime de votre pitié. Allez jusqu’au bout de votre énergie. Sachez vaincre… Mieux vaut pleurer quelques jours que toute la vie.

Il avait dit ces mots tout bas, mais Anne les entendit, et éprouva une impression qui la bouleversa étrangement. Ils avaient marché longtemps, à travers le dédale des petites rues, et ils étaient maintenant arrivés devant les bureaux du Patriote de l’Est, dans cette rue Saint-Jacques où s’agitait déjà la foule tourmentée des hommes d’affaires. Ils aimaient la physionomie de cette grande artère de la cité, vers laquelle convergeaient, dès les neuf heures du matin, toutes les activités légales, financières, et politiques de la grande ville. Ils furent séparés par la vie intense qui les reprenait l’un et l’autre, mais chacun d’eux emportait en son âme une obsession cruelle à force d’être douce…

Anne monta vers l’escalier qui la conduisait à son travail.

Sur une table, un petit jaune, l’attendait. Elle s’en empara vivement :


« Reçu ! Suis fou de bonheur. À bientôt la joie suprême !

JEAN ».


Elle replia la dépêche sans un sourire, et lentement, froidement, férocement elle la déchira en menues pièces, et la jeta au panier, avant d’avoir voulu la brutalité de son acte. Ainsi de la joie de Jean, elle avait fait un massacre. Elle eut la sensation physique de sa cruauté, et s’en effara. Cette note, que, quelques mois plus tôt, elle aurait accueillie avec une folle ivresse… Aujourd’hui,