Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/38

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elle la déchiquetait presque rageusement…

L’échéance était venue, et Anne ne pouvait pas, ne voulait pas payer.


X


Alors ce fut l’échange des lettres qui, d’un côté disait tout, de l’autre, n’apportait rien : échange énervant d’angoisse pour l’âme qui cherche, de tristesse pour l’âme qui fuit. Anne ne savait pas mentir, et Jean lisait tout ce qu’elle n’écrivait pas. Il savait maintenant que c’en était fait de ses beaux rêves, et que rien ne le sauverait de la douleur de perdre sa bien-aimée. Il acceptait le répit que la jeune fille lui accordait, et il voyait venir juillet, qui la ramènerait à Clair-Ruisseau, avec une tristesse atroce, parce qu’alors ce serait la fin de tout espoir. Il jouissait de ces dernières heures de pitié en pauvre honteux qui ne veut pas s’avouer à lui-même qu’il vit d’aumône. Et lorsque sa mère, dont il était l’unique enfant, voulait lui parler d’avenir, il disait d’un ton dolent qui demandait grâce. « Plus tard, maman, plus tard »… Elle imagina que, dans le cœur de son fils, l’image de la petite Anne s’effaçait, et elle en souffrit comme d’un parjure. Car elle s’était faite à cette unique idée qu’elle aurait bientôt une fille, et que cette fille serait Anne. Dans la maison, elle lui donnait déjà la première place, heureuse d’abdiquer devant la jeune femme qui continuerait sa lignée. Jamais la pensée d’une désertion ne l’avait effleurée, et lorsque Jean la suppliait, en disant « Plus tard », elle avait peur d’une catastrophe que son fils déchaînerait. La pensée de diminuer Anne n’effleura pas son âme confiante. Elle appartenait à la race des femmes qui ne reprennent jamais ni leur cœur ni leur parole, mais qui, pour avoir souvent rencontré la trahison de l’homme, la soupçonnent volontiers.

Peu à peu, dans l’âme d’Anne Mérival l’apaisement se fit. La résolution de s’évader ne faiblissait pas, mais pour mieux s’en pénétrer, elle tissait solidement le lien des habitudes qui l’attachait à jamais à sa nouvelle vie, et rendait toute tentative de l’en séparer inutile. Elle se méfiait de sa sensibilité et armait sa volonté. Maintenant, elle sortait et recevait, elle allait au théâtre et au concert, ne manquait aucune conférence et accueillait tout projet de distraction avec un empressement marqué. À Claire Benjamin qui s’effarait de la voir devenir mondaine, elle répondait en riant : « C’est ma jeunesse qui passe, laissez-moi vivre ». Les plaisirs recherchés n’entamaient cependant pas son ardeur au travail, mais lui rendaient la tâche plus facile et plus agréable. À regarder de près la vie, elle comprenait mieux en quelles contradictions se débattent parfois les âmes, et elle acquérait ainsi des expériences nécessaires à l’expansion de son talent. Elle ouvrait sur le monde de grands yeux et Henri Daunois recevait ses impressions tourmentées. Celui-ci l’aidait à retirer, des choses vécues, les leçons qui devaient l’aguerrir sans diminuer la foi robuste et la jolie indulgence qui la gardaient souriante et bonne. « Petite salamandre », lui disait-il souvent en riant, heureux de la voir si sereine dominer le mal et échapper au danger. Le succès de son amie Henriette au concours d’Europe lui apporta une vraie joie. Jamais elle ne comprit combien cette amie lui était chère qu’au moment de la séparation qui, pour des années, emportait la petite musicienne vers ce beau pays de France, où elle se réfugiait en toute hâte pour échapper au malaise qui, de plus en plus, opprimait sa quiétude. Loin, elle se calmerait, et trouverait dans son travail le secret d’oublier Son sacrifice lui semblait d’autant plus difficile qu’elle en savait toute l’inutilité. Puis elle sentait le dénouement bien proche, et elle ne voulait pas entendre les confidences de son amie, ni connaître la douleur de Jean. Elle s’échappa, et si brillante que fut sa sortie, le sourire d’adieu d’Henriette traîne maintenant