Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/5

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I



ELLE sentit que l’on effleurait son bras, et violemment elle tressaillit comme au sortir d’une pensée trop absorbante dont il faut se détacher tout de suite, alors que notre âme engourdie proteste :

— Ce sera votre tour, dans quelques minutes.

Elle s’avança vers la coulisse, glissa un rapide coup d’œil sur la salle brillante remplie d’une foule élégante et aimable, d’une foule qui poliment, attendait le grand numéro de ce concert, sa conférence à elle, que l’on avait annoncée en termes enthousiastes, et qu’elle avait pourtant l’impression d’avoir conçue médiocrement pour l’assistance qu’elle contemplait en ce moment, et dont elle avait peur, une peur atroce qui la mordait au cœur, et l’empêchait presque de respirer. Elle porta la main à sa poitrine et murmura tout bas : « Jamais je ne pourrai parler… » Elle entendit vaguement qu’on l’encourageait, et remarqua une petite fille blonde, qui venait de chanter, et lui souriait, en écoutant encore les acclamations qui avaient salué son succès d’être jeune, jolie et bien douée — C’est votre tour, répétait-on autour d’elle.

Elle eut un soupir de détresse, et tourmenta, de ses mains fiévreuses, le manuscrit roulé, avec un soin attendri, presque respectueux, ce manuscrit qui ne lui inspirait plus aucune confiance, en ce moment où elle allait affronter la critique. Un grand monsieur distingué lui offrit le bras, elle le prit machinalement, et écouta la foule qui lui faisait fête. Puis elle entendit que le monsieur parlait, qu’il vantait son talent, son dévouement chaleureux à la classe malheureuse, son raffinement et sa délicatesse. Un brouhaha se fit, puis le silence, et dans ce silence, elle reprit la pleine possession de son moi, et commença de sa voix chaude et prenante…

On ne savait rien d’elle que le nom dont elle signait des articles pleins d’un sentiment généreux et tendre, et ce public, qui l’avait faite sienne, ne se préoccupait guère de deviner la personnalité qui lui restait étrangère. Ce soir, il se réjouissait de la trouver jeune, gracieuse, et presque jolie, à force d’expression et de vie. Elle aurait été vieille, laide et mal fichue qu’il l’aurait acceptée tout de même, avec moins de plaisir sans doute, mais avec l’indiscutable sympathie due à sa vie cérébrale, si fière et si consciencieuse qu’elle appelait tous les respects. Et de ce sentiment, Anne Mérival était très heureuse : car elle en comprenait l’admirable valeur, et en appréciait l’enthousiaste témoignage. Elle éprouvait dans l’atmosphère de cette salle échauffée de sympathie l’émoi d’une popularité qui la touchait et l’émerveillait ! Aussi elle n’aurait rien voulu dire, ni penser même, qui aurait diminué cette estime qui la flattait et l’aidait dans son œuvre, une œuvre de pensée et de bonté qu’elle exerçait, par dilettantisme peut-être, mais plus encore par patriotisme, ayant compris tout de suite le bien qu’elle pouvait opérer dans les âmes féminines qui s’abandonnaient à sa direction. Et toute sa conférence portait ce soir-là sur le rôle que la femme devait jouer dans la vie canadienne pour accomplir la tâche confiée à son intelligence et à son cœur. Elle parlait simplement, mais avec des mots qui élèvent et consolent ; elle n’avait ni geste banal, ni phrase retentissante, et si ce n’avait été l’émotion qui vibrait par instants dans sa voix, rien n’aurait traduit le trouble de sa nervosité, ni la joie de l’artiste communiant à l’intelligence d’une foule qui la comprenait, et plus encore, l’aimait. Elle se sentit bientôt si certaine de son ascendant sur cette salle sympathique qu’elle oublia de lire, et se laissa aller à traduire son rêve de philanthropie, son be-