Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/6

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soin de bonté et de dévouement, les yeux fixés sur tout ce monde qui l’écoutait et la regardait, heureux de la sentir émue et généreuse. Soudain, elle aperçut, fixés sur elle, des yeux déjà vus, mais dont l’expression lui avait jusqu’ici échappée, des yeux qui l’éblouirent fugitivement par leur douceur et leur éclat, des yeux qui fouillaient son âme et s’étonnaient peut-être de la trouver si sereine alors que de partout l’hommage montait vers elle, capiteux et bouleversant. Elle détourna son regard, mais pour revenir vers ces yeux qui l’étonnaient comme une trouvaille, qui la jetaient dans un trouble d’énigme, et la rendaient plus éloquente et plus sincère dans l’expression des idées de charité et de vie qu’elle exprimait, avec le désir intense, de soulager la misère humaine. Elle vit rapidement que l’homme aux yeux ardents était accompagné d’une femme, la sienne, celle qu’il avait choisie, elle le savait, et chèrement aimée pour ses qualités morales, son talent profond de musicienne. Et ce soir, dans l’atmosphère enthousiaste de cette assemblée, il subissait l’emprise de cette jeune fille qui possédait la grâce et le talent et se souciait peu, lui avait-on dit, des hommages qui montaient vers sa jeunesse charmante et pure. Il se demandait sans doute le secret qui habitait en ce cœur inexpérimenté et pourtant si confiant que la tendresse et même l’amour avaient dû hanter et meurtrir peut-être ? Les yeux la tourmentaient de plus en plus et là Anne sentit qu’elle allait bafouiller ; elle rassembla fébrilement ses pages, y retrouva les phrases et relia son discours avec un sang froid qui l’étonna elle-même. Puis elle eut fini, et alors la salle l’applaudit très sincèrement. Elle connut les joies du vrai triomphe, la petite Anne Mérival ; elle les connut dans toute leur ferveur, l’humble petite fille venue d’un lointain village vers la grande ville, sans autre intention de conquête, et qui, cependant avait séduit toute la foule par la puissance de son talent, mais plus encore par le charme de son humilité tendre. Dans la coulisse, elle retrouva des camarades qui la félicitèrent, heureux du succès de cette jeune compagne venue dans leur vie travailleuse, et qui, loin de gêner le cercle, y avait apporté sa discrète bonté et son attention fraternelle. Elle retrouva aussi l’amie, la seule en qui elle eut toute sa confiance, Henriette Mélines, presque sa sœur, venue avec elle du même village, une artiste qui prenait sa place dans le monde des musiciens et s’y taillait une réputation solide. Henriette ouvrit ses bras à Anne, et l’y retint embrassée.

— Que je suis fière de toi, ma petite Anne, tu as été superbe !, — dit-elle avec des larmes dans la voix.

Anne ne répondit pas, car elle avait vu s’avancer un couple qui gênait son élan d’affection.

Elle les connaissait tous deux, un peu vaguement, et sans les aimer. Elle, surtout dont elle redoutait l’inimitié, et dont elle avait confusément senti la malveillance, et lui dont les yeux l’avaient si étrangement suivie toute cette soirée de leur ardeur étonnée et asservissante. Ils occupaient tous deux une situation qui appelait les égards. Lui dirigeait presque ce que l’on est convenu d’appeler l’élite intellectuelle, et on lui prêtait politiquement la plus grande influence ; elle, jouissait d’un prestige indéniable, conquis facilement peut-être, mais dont l’on ne pouvait contester l’influence.

M. Paul Rambert s’inclina respectueusement, et exprima de fort jolis hommages que sa femme approuva en des termes mesurés et précieux dont Anne ne prit nul souci. Elle remercia simplement, tendit sa petite main gantée