Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/35

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il le moindre événement qu’il en était avisé l’un des premiers par la rumeur publique. Or son regard n’a rien laissé paraître de tout cela. Ça va, mon vieux ! Ce n’est pas encore cette fois-ci que l’on ne verra plus Paris. Puis, le cœur léger, le sourire aux lèvres et le crayon sur l’oreille pour me donner une contenance, j’entrai résolument et majestueusement dans Wiry-au-Mont.

Vers le milieu du village, je mis à profit de trouver un débit de tabac pour m’y approvisionner en scaferlati et en allumettes. Là encore, à l’attitude du débitant qui me vint servir, j’en déduisis que la nouvelle du drame n’était pas encore parvenue jusque-là. Et, de plus en plus satisfait, je continuai d’avancer. Hardi petit ! Bouffe des kilomètres ! Après Wiry-au-Mont je gagnai Allery, puis Dreuil. Ce fut entre ces deux derniers villages que je fis la rencontre de deux gendarmes à cheval.

Je serais bien en peine de dire si nous nous aperçûmes réciproquement au même instant ; étant à cheval ils avaient l’avantage de me pouvoir voir avant que je les visse ; ce que je sais c’est que je les aperçus à un bon demi-kilomètre de moi. Sur le coup, intuitivement, j’allai couper à travers champ dans l’intention d’atteindre un petit bois situé sur ma droite à une distance d’un kilomètre environ ; mais je changeai subitement d’idée. J’étais encore sous la bonne impression que m’avait produite l’attitude du facteur et celle du marchand de tabac. Or m’enfuir à travers champs ne serait-ce pas leur paraître suspect ? D’autre part, en supposant qu’ils fussent prévenus du drame de Pont-Rémy, m’enfuir à leur approche ne serait-ce pas leur indiquer que j’en suis l’un des auteurs ? Le leur persuader même ? Convaincu par la logique de ce raisonnement j’avançai droit sur eux, l’air insouciant, toujours mon crayon sur l’oreille et mon revolver en main.

Et puis, quoi ! Continuai-je de penser tout en marchant, ils ne sont que deux et s’il faut se battre nous nous battrons. S’ils m’attaquent, ils trouveront à qui parler : ils gagneront la croix ou bien ils ne jouiront pas de leur future retraite. Tant pis pour eux, après tout. Ça coûte cher parfois de défendre les riches. Risque de profession, tout comme moi en leur faisant la guerre. Et à mesure que je m’approchais d’eux, cette idée me souriait davantage. J’étais fatigué, très fatigué, et la perspective de monter à cheval n’était pas pour me déplaire. Je cherchais déjà un point de mire afin de les dégringoler de dessus le canasson. Celui de gauche, surtout, me faisait envie, avec sa robe couleur chocolat ; je me sentais déjà dessus, dévorant des kilomètres, échappant à mes ennemis. À vingt mètres d’eux, j’armai mon revolver, le tenant dans ma poche, prêt à faire feu dans cette position, puis de l’autre main, à la militaire, je les saluai.