Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/36

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— Bonjour, bonjour, leur criai-je audacieusement.

— Bonjour, bonjour, me répondirent-ils en continuant leur chemin, sans m’inquiéter.

Je respirai d’aise. S’ils m’avaient attaqué, je les aurais tués sans aucun scrupule. C’est la guerre sociale. Si je ne me défendais pas, ils m’enlevaient la vie ou la liberté, ce qui revient au même. Mais je préférais que les choses se passassent ainsi. Je ne tue pas pour le plaisir de tuer. Cela est bon pour les honnêtes gens, les militaires par exemple. Un bandit pense et agit tout autrement.

Lorsqu’ils furent un peu plus loin, je laissai tomber mon mouchoir à terre afin de le ramasser et de pouvoir ainsi les observer, à la dérobée, sans qu’ils s’en doutassent. Au même instant, comme par magie, ils arrêtèrent leur monture. Était-ce pour m’observer, ou bien pour tout autre motif ne me concernant pas ? Il me serait bien difficile de le dire. Néanmoins, comme j’étais dans un de ces moments où les choses les plus naturelles et les plus simples paraissent extraordinaires et défavorables, j’agis comme si leur manœuvre me concernait.

Apercevant un paysan qui jardinait à deux cents mètres du chemin, je l’interpellai avec des phrases confuses, accompagnant mes paroles de gesticulements de bras, mimant en quelque sorte ce que je lui disais. Crut-il reconnaître en moi quelqu’un de sa connaissance ? Il m’est permis de le croire, car il me répondit en agitant sa main et en me criant très fortement :

— Bonjour !

Si les gendarmes s’étaient arrêtés pour moi, cette manœuvre me réussit, car ils repartirent aussitôt, continuant à chevaucher vers Allery, en me laissant poursuivre tranquillement mon chemin.

Tout en atteignant Dreuil dont j’apercevais depuis longtemps les quelques pâtés de masures formant tout le hameau - car Dreuil n’est qu’un petit hameau -, je réfléchissais à l’attitude de ces deux gendarmes. Étaient-ils au courant de l’affaire, ou bien l’ignoraient-ils ? Étaient-ils à ma poursuite, à ma recherche pour mieux dire, ou bien n’avais-je dû leur rencontre qu’à leur promenade habituelle ? Telles étaient les questions que je me posais. Et, de déduction en déduction, je conclus à la négative ; « ils sont plutôt gaffeurs de leur naturel, me dit-je, et pèchent plus souvent par excès de zèle que par relâchement. Or, s’ils avaient été informés de l’affaire, nul doute qu’ils m’eussent arrêté, questionné tout au moins. » En effet, par la suite j’appris qu’à ce moment ils n’avaient encore reçu aucun ordre relatif à mon arrestation : j’avais donc pensé juste.