Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/43

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sous toutes ses faces. Le boucher, les deux ilotes [1] des champs, la patronne du café et… le chien, étaient autour de moi, me regardant la bouche ouverte, respirant à peine, dans l’attente de mon verdict. C’était plaisir de les voir !

Enfin, après avoir toussé, craché, m’être mouché deux ou trois fois, gravement :

— La pièce est fausse, me risquai-je à dire, ne sachant trop si cette réponse ne m’aliénerait pas la bonne disposition de l’hôtesse à mon égard.

— On me l’a déjà dit, me répondit-elle en souriant, presque goguenarde d’une façon de me dire : « Crois-tu que j’ai attendu après toi pour m’en assurer ».

— Mais je le conserve, ajouta-t-elle, parce que c’est un souvenir de famille.

Hé ! La friponne ! Voyez-vous ça ! Je gage que si je lui eus offert de le lui acheter nul doute qu’elle m’eût pris au mot, séance tenante.

Sont-elles rusées ces têtes de belettes !

— Mais s’il faut en croire les anciens, dis-je à mes auditeurs en manière de conclusion, cette pierre posséderait une grande qualité.

— Laquelle ? me demandèrent-ils en cœur.

— Elle préserverait de l’ivresse.

Ce fut une risée générale, et pour ne pas faire tache, je ris aussi bruyamment qu’eux. Je crois même que Turc, gagné par la contagion, y alla de son petit sourire.

Ce n’était pas le tout de rire, il me fallait aussi gagner du terrain. Avec la nouvelle que je venais d’apprendre, il n’était pas prudent de prendre le train à Airaines. À cette heure, contrairement à mes prévisions, toutes les gendarmeries du département étaient à ma poursuite. Les paroles du boucher ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard. Il ne me fallait donc pas lambiner davantage. Mon plan était de gagner Longpré dont je n’étais séparé que par quatre petites lieues environ. Il s’agissait de gagner cette ville dans le plus bref délai, et par les chemins les plus sûrs.

Pour ne pas éveiller les soupçons des consommateurs, je consultai ma montre comme pour m’assurer de l’heure de passage du train ; puis je voulus me lever ; mais mes jambes refusèrent de me porter : elles étaient mortes. Cela n’est pas une plaisanterie. Aussi vrai que je le dis, mes jambes étaient engourdies au point de ne pouvoir me supporter. Je demeurai cloué sur la chaise, en tâchant de dissimuler mon indisposition. Je restais encore assis cinq minutes, mais l’idée du danger m’obsédait si fortement depuis quelques instants que, rassemblant toute mon énergie, je

  1. Esclaves à Sparte.(Nde)