Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/55

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— Vous devez être anarchiste ? Me fit l’un des gendarmes à qui ces paroles firent dresser l’oreille.

— Je suis un révolté… Je ne m’embarrasse pas d’étiquette.

Celui qui venait de faire cette remarque vint se mettre à coté de moi, puis en regardant à travers les vitres, dans le tas de la foule :

— Tenez, voyez-vous celui qui a une casquette en toile cirée et qui porte des lorgnons ? Me dit-il en me désignant l’un des spectateurs, âgé de trente à trente-cinq ans environ, proprement vêtu, à la physionomie intelligente. — Il est facile de le remarquer, lui dis-je, il fait tache parmi la foule. Il est pétillant de santé. On dirait un coquelicot au milieu d’un champ de blé.

— Eh bien, il parle comme vous celui-là. Il dit que les patrons sont des voleurs. C’est un anarchiste.

— Tant mieux.

— Quel est ce particulier ? Demanda un autre gendarme, étranger sans doute à la brigade de Pont-Rémy.

— C’est Bidault… Tu sais bien, le menuisier… Celui qui…

S’interrompant soudain, ils se parlèrent à voix basse, à l’oreille.

— Ha ! Ha ! Fit l’autre après avoir écouté.

L’arrivée d’un personnage bizarrement vêtu mit fin à leur silencieux colloque. C’était un reporter del’Abbevillois, organe bien pensant de la localité. Coiffé d’un large chapeau à la Buffalo, costumé d’un pantalon à la hussarde à carreaux marron sur fond café-au-lait, d’un gilet et d’un paletot de nuance plus sombre et le nez orné d’un binocle, tel était ce représentant de la presse picarde. Arlequin : arlequin au physique, arlequin au moral. Un de ces acrobates qui font des tours de force pour gagner leur vie. Hier c’était en prônant les maître de qui il reçoit de temps en temps quelques miettes de pain ; aujourd’hui c’est en expectorant sa bave contre un révolté vaincu, qui, du fond de son cachot, ne peut pas lui répondre ; demain ce sera en faisant chanter la famille du héros de quelque drame du jour, sous la promesse de ne pas publier son nom : toutes les petitesses, toutes les saletés du chien d’encre lui sont familières, rien ne le rebute. Que lui importe à lui ! Pourvu qu’il rampe et qu’il gagne son pain, tous les moyens lui sont bons. Il est de ceux qui plient, mais qui ne cassent pas.

À Paris, j’en connais qui sont affiliés à la préfecture de police. Jouez tambours ! Sonnez clairons ! Le dernier mot du « villemessanisme [1] », le reporter-mouchard. La

  1. Allusion à Villemessan, fondateur du Figaro, déjà égal à lui-même : « Le néant de ce bavardage est inexprimable », écrivait Bloy au sujet de ce sempiternel organe de la bourgeoisie frileuse.